« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ! », disait Lamartine dans son Isolement... C’est ce qui semble s’appliquer de manière à la fois intense et subtile aux personnages de Funeral Blues – The missing cabaret produit par les Théâtres de la Ville de Luxembourg et présenté cette semaine au Grand Théâtre. Car dans ce cabaret en anglais empreint d’esprit et de flegme britannique, c’est bien la souffrance de l’absence d’autrui qui tient le rôle-titre à travers les interprétations du poète William H. Auden et de son amoureux platonique, le compositeur Benjamin Britten.
À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, les deux hommes se rencontrent dans le cadre d’un projet visant à produire des films à vocation sociale. Britten est jeune, il a 22 ans et il tombe rapidement sous le charme purement intellectuel de W.H. Auden, audacieux, libre et ouvertement homosexuel. De lui, il dit : « I always feel very young and stupid when with these brains. I mostly sit silent when they hold forth about subjects in general. What brains ! ». Lors des nombreuses journées qu’ils passent ensemble à associer leur talent, notamment sur ce Funeral Blues qui connaîtra son heure de gloire moderne dans le film à succès Four weddings and a funeral (Mike Newell, 1994), le non-couple partage des moments insouciants avec Gypsy Rose Lee, artiste burlesque et légère. Puis Britten émigre aux États-Unis lorsque la guerre éclate, alors qu’Auden reste en Europe...
Ce sont ces trois personnages qui retrouvent vie ici sous la direction du metteur en scène franco-britannique Olivier Fredj, dans cette version co-produite par le Théâtre de Caen et co-commandée par le Théâtre des Bouffes du Nord. Alternant musique, poésie, chant, danse et même marionnettes improvisées, le baryton Laurent Naouri et l’acteur Richard Clothier – qui interprètent respectivement Britten et Auden – tentent de mettre des mots, des intentions, des réponses sur des questions trop grandes pour eux, sur le pourquoi et le comment de l’amour, sur la survie malgré l’absence, tandis que leur fantasque voisine, ici incarnée par la pianiste Cathy Krier, accompagne l’action en musique lorsqu’elle ne se met pas en scène à chaque occasion, pour masquer sa solitude et cette relation passionnelle qu’elle préfère simulée plutôt que détruite. La promesse peut faire peur par sa densité, il n’en est rien – bien au contraire.
Les scènes s’enchaînent sans effet de style inutile, certaines ayant mérité un souffle supplémentaire d’énergie qui viendrait contraster avec des moments plus émouvants et plus contemplatifs. On peut même regretter que l’excentrique demoiselle ne le soit que finalement assez peu dans cette version, mais c’est sans compter sur la qualité de jeu de ce trio suranné... Tous trois savent donner le juste ton, tant dans le comique – on retiendra les grimaces chorégraphiques de Laurent Naouri et la dernière entrée fracassante de Miss Krier, qui redonne ses lettres de noblesse au comique de répétition – que dans le dramatique, comme lors de ces superbes scènes où le corps de l’un disparaît pour la caresse de l’autre, spectateur éphémère de ce que provoque son absence auprès d’un être aimé et aimant... Le ton poétique est justement déclamé ou chanté, mettant en valeur le bel anglais du texte original, les rimes riches et les allitérations rythmiques de la collaboration entre ces deux artistes majeurs du vingtième siècle.
La mise en décor quant à elle joue son rôle de faire-valoir juste ce qu’il faut, offrant d’un côté des supports visuels pertinents à l’histoire d’Auden et Britten, la scène initiale de la douche insufflant par exemple une atmosphère homo-érotique difficilement ambigüe, et un joyeux capharnaüm criant de vérité dans l’appartement de la pianiste. Aussi, si la limite entre flegme et tiédeur est parfois ténue, la tentative de « trouver une réponse à la question insurmontable de notre ultime absence » est quant à elle bien vivace ton au long de ce nouveau Funeral Blues, présenté à Luxembourg en première mondiale.