Une vingtaine de kilomètres, pas plus, séparent l’atelier d’Anselm Kiefer, à Croissy-Beaubourg, en Seine-et-Marne, du Champ de Mars, et du Grand Palais éphémère. Et c’est un peu comme si une partie du moins en avait été transplantée, entre École militaire et Tour Eiffel, et plus loin, de l’autre côté de la Seine, le Trocadéro. L’exposition, trop courte, jusqu’au 11 janvier seulement, est un grandiose hommage au poète Paul Celan. On ne voit pas couler la Seine, sous le pont Mirabeau, qui n’est pas loin, et on évitera d’évoquer Apollinaire. C’est là que Paul Celan, fin avril 1970, le vingt peut-être, s’est jeté dans les flots. Son corps a été retrouvé le premier mai, en aval, près de Courbevoie.
Croissy, c’est l’ancien établissement de la Samaritaine, fermé en 2008, entrepôts énormes, face à un aérodrome. Le Grand Palais éphémère, c’est moins grand, dix mille mètres carrés quand même, hall à plan basilical dessiné par l’architecte Wilmotte pour la durée de la rénovation du bâtiment de l’avenue Churchill, provisoire appelé à durer jusqu’après les Jeux olympiques. Y a-t-il jamais eu pareil lieu pour une exposition, une vingtaine de tableaux, des installations ou sculptures, bunker et avion de plomb au pavot, boîte en acier pour telles photographies, les toutes premières d’Occupations, les premiers sur des chariots à roulettes lestés, comme s’il était encore possible de les bouger, non, les œuvres ont trouvé leur place, un ballet quasiment figé, qui permet au visiteur de déambuler, d’avoir toujours en vue plusieurs d’entre elles à la fois.
On les approche, ces toiles géantes, pour que les yeux en saisissent, agrippent même, les couches, les strates, c’est que le sédiment est essentiel à l’univers d’Anselm Kiefer. Et y sont inscrits, la craie pénétrant la surface, d’une écriture décidée, des poèmes entiers de Paul Celan, des fois rien que la dédicace. Naguère ou jadis, les années 80, la lecture de la Todesfuge, son souvenir scolaire, avaient déjà fait évoquer Margarete et Sulamith. La plongée dans une poésie plus que toute autre scellée, fermée hermétiquement, n’a jamais cessé. Voici une exposition où les peintures s’offrent également comme les pages d’un livre, où il faudrait mettre à la lecture autant de temps que l’artiste en a mis à l’écriture.
C’est dans des ciels sombres que s’alignent les vers de Paul Celan, ils y sont comme les premiers éclairs, il en est d’autres, et on relit tels mots du poète : du,/ dem die Sterne zerbarsten im Mund,/ zu Sprache. On ajoutera volontiers qu’une illumination parallèle, d’autres éclats d’étoiles, font l’art plastique d’Anselm Kiefer. Nuits dès lors, nocturnes qui se font illuminateurs, avec leurs manifestations, leurs apparitions, pour un peu épiphanies des explosions même. Souvent, de cette façon, pour d’autres raisons encore, on distinguera un haut et un bas des peintures, avec des paysages, des champs de fougères par exemples, des éléments architecturaux. Suivant les traditions ésotériques, la lumière et l’amour seraient descendus dans le monde.
On aurait tort d’en rester à cette vision inclinée. Prenons la pièce la plus dimensionnée de l’exposition, Als Arche verliess es die Strasse, 840 x 1 520 cm : on y retrouve les sillons enneigés courant vers un horizon, il en va de même ailleurs, retour du chemin où Siegfried, dans un temps lointain, en 1975, était censé oublier Brünnhilde. Ainsi, le mythe et l’histoire se rejoignent, passé, présent et futur se confondent, pour quelles expériences dont l’homme a du mal à déceler le sens, de même qu’il est impossible de fixer la poésie de Paul Celan : Dein Haus ritt die finstere Welle, doch barg es ein Rosengeschlecht ;/ als Arche verliess es die Strasse, so wardst du gerettet ins Unheil:/ O weisse Giebel des Todes – ihr Dorf wie um Weihnacht !
Des créations, l’une et l’autre poétiques, se juxtaposent, se superposent de la sorte, nous submergeant de beauté, nous confrontant au mystère. On comprend aisément la difficulté éprouvée par Anselm Kiefer devant cette entreprise. Allant jusqu’à la qualifier (se posant au moins la question) de blasphématoire. Et envisager de mettre le feu aux tableaux, les brûler sur place, « ils étaient insuffisants ». Il en serait resté les cendres, si présentes. Auch trank ich aus hölzernen Schalen die Asche der Brunnen von Akra/ und zog mit gefälltem Visier den Trümmern der Himmel entgegen. Le poème a été mis en musique par Aribert Reimann, l’image d’Anselm Kiefer traduit une ivresse, une chevauchée.
Il est question de ruines, de décombres. Le visiteur ira voir derrière les tableaux, tombera sur les étalages de l’arsenal, encore une partie de l’atelier de l’artiste, une réserve d’objets trouvés, récupérés, comme fleurs séchées, fragments de verre, de métal, robes en plâtre, etc. Un véritable capharnaüm, mais dans un ordre parfait. Nous sommes en face d’une inépuisable stockage, plus justement, Anselm Kiefer nous dit que nous nous promenons dans son cerveau, un labyrinthe, une réserve de possibles. De quoi faire deviner tels moments de la création, il dit encore penser en images, et que les poèmes l’y aident.