Ceux d’en haut En mars 1956, lors d’une cocktail-party à l’Hôtel Alfa, le lancement d’une résidence nommée Belle-Vue était annoncé. Les promoteurs avaient réussi à décrocher une autorisation pour construire une tour d’habitation de cinquante mètres de haut (seize étages) en plein milieu du Limpertsberg, à quelques pas du Lycée des Arts et Métiers et du cimetière juif. Le gratte-ciel avait été conçu par Pierre Gilbert, un des « réalisateurs de la Résidence Pershing » (à Merl-Belair) comme le rappelaient fièrement les annonces de l’époque. L’immeuble en copropriété se présentait comme « moderne » (ascenseur, « lavomatic », vide-ordures), tout en tentant de rassurer les acheteurs potentiels par un apparat bourgeois. Dans un article paru en mars 1956, le Land expliquait à ses lecteurs que « l’appartement en propriété privative portera la griffe si chaude et si humaine de la maîtresse de maison, qui pourra décorer souverainement l’intérieur de son royaume. » (La résidence aurait également dû être équippée de quinze « chambres de bonne » situées au rez-de-chaussée). Les travaux devaient commencer en août 1956, mais le projet – développé par Jean Hamilius, fils du maire de la Ville de Luxembourg et futur ministre des Travaux publics – ne vit jamais le jour. S’il avait été réalisé, le building en béton armé aurait surplombé la vallée d’Eich, offrant une vue imprenable sur ce qu’étaient alors les champs agricoles du Kirchberg.
Fin 2019, sur la pointe Sud du Kirchberg, se dressera Infinity Living, une tour d’habitation de 104 mètres de haut (25 étages). Le terrain, sur lequel les travaux de terrassement viennent de débuter, mesure à peine un hectare. C’est une étroite bande de terre coincée entre l’avenue Kennedy, la rue du Fort Niedergrüne-
wald et la tour B de la porte de l’Europe. Le projet, dessiné par l’agence d’architecture américaine Arquitectonica, est composé de trois parties : côté Pont Rouge, un cube en verre de 6 800 mètres carrés abritera des bureaux (loués à la firme d’avocats Allen & Overy), un centre commercial de 6 500 mètres carrés et une tour d’habitation de 20 000 mètres carrés. Légèrement décalée, la façade de cette tour mélange vitres et composantes verticales opaques. Au sommet, la tour se contorsionne puis se sépare en deux entités. Pour le Luxembourg, assez conservateur dans la matière, le projet Infinity marque l’entrée dans une nouvelle verticalité. Et ce n’est qu’un début : Les Capelli
Towers à Belval, les deux tours sur les friches à Differdange (la première développée par Eric Lux, la commune cherchant un investisseur pour la seconde via concours), la double-tour que Flavio Becca fait construire au-dessus de l’hypermarché Auchan 2 sur le Ban de Gasperich font tous le même pari, même si ces futures buildings d’habitation ne culmineront qu’à une soixantaine de mètres de hauteur.
Infinity Living sera également une expérience grandeur nature en « mixité sociale ». En exigeant que dix pour cent des logements soient vendus à la
SNHBM à un prix prédéfini, le Fonds Kirchberg a poussé l’idée à son paroxysme. Situés aux troisième, quatrième et cinquième étages, quinze appartements seront ainsi mis en location par la SNHBM pour un loyer mensuel qui pourra se situer entre 200 à 300 euros, alors que, aux étages supérieurs, les prix de vente pour les appartements de luxe dépasseront rapidement le million d’euros. (Les prix montent avec les étages.) Si la mixité sociale est un élément de langage consensuel, sa réalisation bute rapidement sur des difficultés. Ainsi, pour éviter que les locataires de la SNHBM n’aient à payer les frais de conciergerie, une entrée et un ascenseur séparés ont été aménagés. Les working poor (entrant en face du Sofitel) et les high-net-worth individuals (entrant en face de la Philharmonie) risqueront donc peu de se croiser. Ceux d’en haut auront une vue dominant la ville, ceux d’en bas auront une vue sur les cubes vitrées des bureaux et des hôtels qui les entourent. Dans ses prospectus, Immobel évoque un projet inspiré « des tours résidentielles de standing d’outre-Atlantique ». Dans le « hall d’accueil monumental », les habitants pourront jouir des services de conciergerie « digne de l’hôtellerie de luxe ». La société de conciergerie Quintessentially promet aux HNWI un « lifestyle management » englobant réservations pour concerts, accès aux écoles privées et démarches administratives.
Financement & conditions Devant attester de leur solvabilité pour les besoins du concours, les promoteurs luxembourgeois ont cherché des alliances : le groupe Giorgetti a choisi AG Real Estate ; le développeur CDCL s’est joint à Arizona Investissements et à ATA Pharma, une firme d’import-export de matières pharma-chimiques, toutes deux domiciliées au Luxembourg. Le concours « îlot mixte Porte de l’Europe » a finalement été remporté par Immobel, une société de développement belge, également active en Pologne et au Luxembourg. À l’inverse de certains promoteurs autochtones « qui sont déjà bien servis » et se montreraient donc « moins agressifs dans l’acquisition », les développeurs belges devraient « d’abord maîtriser le foncier », dit Olivier Bastin, le CEO d’Immobel Luxembourg. (Ni Immobel ni le Fuak ne veulent dévoiler le prix de vente du terrain.) À côté d’Infinity, Immobel gère quatre autres grands projets dans la Ville : la Galerie Kons en face de la gare, le Centre Étoile au coin avenue Reuter/boulevard Grande-Duchesse Charlotte, l’ancien Monopol à Gasperich et les constructions sur les friches contaminées de la Polfermillen. Pour augmenter son capital d’ancrage, le promoteur belge a coopté de la notabilité locale. Dans son CA, on retrouve donc trois retraités de renom : l’ex-président du Fonds Kirchberg Fernand Pesch (également président de la firme de construction CLE), l’ex-maire de la Ville de Luxembourg Paul Helminger et l’ex-directeur de la Dresdner Bank à Luxembourg Wolfgang Baertz.
Le Fonds Kirchberg a imposé des mesures anti-spéculation à Immobel. La tour d’habitation ne pourra ainsi pas être vendue intégralement à un fonds d’investissement, une pratique qui est pourtant devenue la norme pour les grands projets. Immobel devra commercialiser la tour appartement par appartement. Le contrat préliminaire de réservation note ainsi qu’« uniquement des personnes physiques peuvent être propriétaire d’un logement dans le projet Infinity Living et une personne (physique) ne peut être propriétaire que d’un seul appartement dans ledit projet ». 35 pour cent des unités d’habitation seront d’ailleurs réservés à des propriétaires-occupants qui, « sauf cause légitime qui doit rester exceptionnelle » (divorce, chômage, mutation professionnelle), devront y résider pour une durée minimale de douze ans. Et si, jusqu’en 2013, le Fonds Kirchberg cédait ses terrains en pleine propriété – dernièrement à EY, KMPG et à Arendt & Medernach –, il a depuis repensé sa politique : Le terrain Place de l’Europe a été vendu en emphytéose, qui sera de 99 ans pour Infinity Living. Au terme de cette période, soit le contrat sera renouvelé, soit la valeur de l’objet immobilier, réévaluée par un expert indépendant, remboursée.
Le « high end » plafonne Olivier Bastin ne veut pas avancer de typologie des intéressés. Mais, dit-il, au bout d’une demi-année de pré-commercialisation, la tour résidentielle serait déjà remplie à quarante pour cent. Au début des années 2010, l’immobilier de luxe semblait ne plus connaître de limites. La nouvelle clientèle ultra-riche draguée par la place bancaire promettait de propulser le marché dans de nouvelles sphères. Or, l’effervescence initiale est quelque peu retombée. À en croire les opérateurs spécialisés dans le segment « high end », les prix auraient atteint un plateau d’environ 13 000 euros le mètre carré. Au-delà, il serait quasiment impossible de trouver un acquéreur. En 2014, le lancement des travaux pour le Cloître de Saint-François, sur la Place du Marché-aux-Poissons, avait testé les limites du marché. Emmenés par Eloi Thill, un ancien de la banque Degroof, les investisseurs tablaient sur un prix de vente – inouï jusque-là – de 20 000 euros au mètre carré. Or, contrairement à leur calcul initial, les appartements de luxe peinent à trouver des acquéreurs. Malgré des roadshows onéreux à Amsterdam, Francfort, Paris et Bruxelles, malgré des contacts avec des HNWI de Russie et du Golfe, malgré des annonces dans Paris Match et des publi-reportages sur RTL-Télé, seule la moitié des surfaces ont jusqu’ici été vendues. « Nous ne voulons pas brader, dit Eloi Thill, nous ne forçons rien ». Les clients, précise-t-il, seraient des Européens, principalement des Français, des Belges et des Suisses. (L’appartement le plus cher, mesurant 860 mètres carrés et incluant la chapelle, aurait par contre été vendu.)
Archipel Kirchberg La galerie commerciale, baptisée Infinity Shopping, sera la partie la plus délicate du projet. La peur de se retrouver avec une friche commerciale à l’entrée du quartier explique les précautions prises par le Fonds Kirchberg. Ainsi, l’emphytéose ne court que sur trente ans et le complexe de bureaux devra être revendu en package avec le shopping center. Celui-ci devra être géré comme ensemble, afin de trouver le bon « mix » de magasins et éviter que ne se forment des vides. Pour le Fonds, c’est l’élément-clé du projet et il se lie aux heurs et malheurs d’Infinity Shopping en percevant quatre pour cent de son chiffre d’affaires futur. « Environ 10 000 personnes travaillent dans ce quartier du Kirchberg, or il n’y a pas de commerces, rien, même pas une boulangerie », regrette son président Patrick Gillen. Immobel ne semble pas avoir rencontré trop de difficultés à trouver des locataires pour Infinity Shopping : une agence de voyage (We love to travel), une parfumerie (Milady), une vinothèque (Le Chai), un magasin de sport (Citabel)… des engagements auraient été pris pour chacune des 23 cellules, dit Bastin. On y trouvera également six restaurants et un supermarché Delhaize, retenu parmi sept candidats. Comme au Royal Hamilius, le groupe belge semble bien décidé à casser la tirelire afin de s’assurer une visibilité à un emplacement emblématique de la Ville.
Aux yeux du Fuak, le projet Infinity Shopping est un moyen pour animer un quartier urbanistiquement moribond. Dans ses mémoires (en fait un collage de lettres, de P-V et de commentaires) Le Fuak, histoire d’un mal-aimé (2014), Fernand Pesch évoque ces « grosses machines détruisant le caractère convivial du site, hostile à tout développement urbain harmonieux ». Infinity Shopping aura à lutter contre l’autarcie des institutions européennes. La Banque européenne d’investissement (population : 3 000 personnes) dispose d’une cantine, d’une agence de voyage (s’occupant principalement des déplacements professionnels), d’un kiosque, d’un distributeur de billets et d’une conciergerie offrant également des services de blanchisserie. Sur le long couloir reliant les différentes extensions de la Cour de justice de l’Union européenne (2 000 personnes) on trouve un kiosque, une agence de la BCEE, une cafétéria et une cantine. Au Parlement européen (2 300 personnes) on trouve une banque, un bureau postal, un kiosque, une blanchisserie et une supérette gérée en interne. Partout, des menus de midi sont offerts à des prix défiant toute concurrence et peu de fonctionnaires européens quittent leur bâtiment pour aller déjeuner en ville ou à Auchan. Dans la partie sud du Kirchberg, l’introversion des immeubles entrave les flux dans l’espace public. Il y a comme un cercle vicieux : Puisqu’il n’y avait pas de magasins ou de restaurants dans cette partie du quartier, les institutions ont dû en loger chez eux, empêchant par là l’émergence de commerces de proximité en-dehors de leurs murs. Le poids du passé pèse aussi sur la questions des transports ; les institutions disposent d’un immense stock de parkings qui date des années 1970, lorsque la Ville n’imposait aucune limite (actuellement fixée à un emplacement pour 175 mètres carrés de bureaux).
Replis Sur les prochaines années, les bâtiments européens renforceront leurs fortifications. La Cour des comptes et la Cour de Justice se sont fait conseiller par la police espagnole qui, après un demi-siècle de guerre contre les indépendantistes basques, est considérée comme une des plus expérimentées en matière de lutte anti-terroriste. Puisque toutes ses audiences sont publiques, la CJUE doit pourtant aménager un accès aux visiteurs. Géré par G4S, il ressemble à un check-point de sécurité à l’aéroport : portiques de détection, tapis roulants à rayon X. Francis Schaff, directeur général des infrastructures à la CJUE, réfute toute critique de fermeture : « Le moins que l’on puisse dire, c’est que, d’un point de vue urbanistique et architectural, on est ouverts. Ceci dit, les temps changent. Les obligations de sécurité sont plus criantes qu’elles ne l’étaient dans les années 80. » Il dit vouloir « périphérer au plus loin possible le contrôle des visiteurs », donc déplacer les contrôles d’entrée le plus loin possible du bâtiment.
Mais il y a également des logiques internes en jeu. Ainsi, la bibliothèque de la CJUE – la plus importante au monde pour le droit européen – ne peut être utilisée que quinze jours par an et par étudiant ; une durée d’utilisation maximale étendue à quatre semaines pour les chercheurs plus avancés dans leur carrière académique. Pour toute l’année 2016, la bibliothèque, dotée d’un budget annuel d’acquisition de 1,3 million d’euros, a accueilli 450 visiteurs externes. Une petite centaine venant de l’Uni.lu et une quarantaine de l’institut Max Planck, dont l’implantation luxembourgeoise est spécialisée en droit européen et international. (Rüdiger Stotz, le directeur général de la bibliothèque, recherche et documentation dit pouvoir imaginer une extension à « six semaines, voire un peu au-delà. »)
Le projet Infinity constituera une brèche au milieu des volumétries colossales et des façades aveugles. Actuellement, entre le Pont Rouge et le bar à tapas plus d’un kilomètre plus loin, les seuls services accessibles au piéton sont des bancomats. Le nouveau bâtiment du Parlement européen, en construction sur l’avenue Kennedy, illustre cette tendance au repli. L’avant-projet pour le bâtiment KAD 2 prévoyait des petits magasins s’articulant autour de la cour intérieure. Cette mixité fut écartée pour des considérations tant sécuritaires que juridiques : le PE ne voulait pas d’une copropriété avec un investisseur privé, et l’État luxembourgeois refusait de s’improviser gestionnaire d’une galerie commerciale. Fernand Pesch en décrit le résultat : « Un ensemble de bureaux de quelque 140 000 mètres carrés, clôturé des quatre côtés du site en front de rue, donnera au passant la vision d’un mastodonte impersonnel […] En architecture moderne, on appelle cette prouesse ‘un axe visuel’ ».