Sévère mais plausible Ce fut un compromis à la luxembourgeoise : Dans le domaine immobilier, les gouvernements successifs renoncèrent à une politique de l’offre, se bornant à fiscalement favoriser la demande au prix d’un endettement massif de la population. Grâce au boom offshore, le calcul s’avérait gagnant : Le patrimoine des électeurs (à 83 pour cent des propriétaires) gagnait en valeur et les hypothèques de la BCEE, BIL, BGL, Raiffeisen et d’ING (qui, ensemble, détiennent 90 pour cent des crédits immobiliers résidentiels) étaient assurées. Dans son numéro de juin 2013, le mensuel Forum avait avancé l’hypothèse que ce qu’on appelle « marché immobilier » n’en était en réalité pas un. Il faudrait plutôt l’aborder comme « ein Wirtschaftsbereich der von Einflusskartellen organisiert ist. » En adoptant cette grille de lecture, ne pourrait-on pas conclure que pour l’État, il serait « womöglich ‘vernünftiger’ und systemstabilisierender die hohen Preise stillschweigend zu akzeptieren und die Wohnbevölkerung durch direkte Beihilfen zu unterstützen. » Mais, aujourd’hui, cet arrangement, qui avait tant bien que mal réussi à cacher les carences de la politique du logement, craque sous la pression des réglementations macro-prudentielles.
Aux yeux des organismes internationaux, le boom des prix immobiliers paraît en effet suspect. La Commission européenne le considère « une source de préoccupation », le FMI pense y avoir identifié des « poches de risque ». Le 13 octobre 2016, le Comité européen du risque systémique (CERS) a lancé un « warning on medium-term residential real estate vulnerabilities » à huit pays, dont le Luxembourg. Le « moyen terme » est une temporalité vague. Le 21 décembre 2016 alors que la Chambre s’apprêtait à voter la toute première loi spécifiquement dédiée au crédit immobilier (lire ci-contre), le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), l’a située sur les « trois, cinq ou sept prochaines années ». La raison avancée par le pouvoir public pour la hausse des prix est connue : Le décalage entre offre et demande provoqué par un solde migratoire excédentaire qui sur les cinq dernières années consécutives dépassait les 10 000 nouvelles arrivées. On pourrait donc être rassuré : La hausse des prix étant « driven by market fundamentals », comme l’écrivait le ministre des Finances luxembourgeois dans sa réplique au CERS. Cette explication ne calme qu’à moitié les craintes de l’autorité macro-prudentielle : « Large population increases […] which in the past have characterised Luxembourg […] may shield the housing market from significant price drops, potentially mitigating vulnerabilities. However, large population increases can also make the housing market more vulnerable to subsequent population declines, such as the one experienced in Ireland recently. »
Le CERS s’inquiète surtout de la forte progression de l’endettement des ménages par rapport à leurs revenus disponibles. D’autant plus que les emprunts hypothécaires sont encore souvent pris à taux variable non-plafonné. Alors que tout le monde parle sans cesse de l’index, c’est l’évolution du taux variable qui fait et défait le pouvoir d’achat. Si le taux directeur monte, les mensualités suivront, grevant les budgets des ménages. Le CERS prévient qu’« even small changes in interest rate levels can have an impact on househod disposable income ». Au courant de l’été 2016, le taux fixe est tombé pour la première fois en-dessous du taux variable. En octobre 2016, 282 millions d’euros de prêts immobiliers furent pris en fixe, contre 194 millions d’euros en variable. Dans un pays, où, il y a trois ans encore, le taux fixe était quasiment inconnu, ceci constitue une petite révolution bancaire. Or ceux qui ces dernières années ont contracté un prêt à taux variable (donc à un moment où celui-ci se situait aux alentours de 1,70 pour cent), que feront-ils le jour où le taux remontera à trois, quatre, cinq pour cent ? Pourront-ils encore rembourser leurs mensualités ? Le stock de prêts hypothécaires à taux variable serait-il une gigantesque bombe à retardement ?
Mais le vrai scénario catastrophe, le voici : Le Luxembourg est frappé par un choc économique ou financier qui fait monter la courbe du chômage. Les propriétaires peinent à payer les mensualités de leur prêt immobilier. Des milliers de maisons sont saisies et revendues aux enchères ; les prix s’effondrent et les banques n’arrivent plus à récupérer leurs crédits. Quant aux ménages plus aisés, ils réduisent leurs dépenses courantes pour pouvoir continuer à payer leurs mensualités. Une baisse de la consommation qui ne fait qu’attiser la crise économique ; le Luxembourg est aspiré dans un cercle vicieux. Or le CERS énumère également des facteurs qui pourraient atténuer les conséquences d’un tel scénario. Ainsi, les banques luxembourgeoises sont très bien capitalisées et la durée des prêts est « relativement courte » : 21 ans en moyenne. En plus, les ménages disposent d’un patrimoine financier élevé « which could act as a mitigant in case of a shock if households are willing and able to draw on these sources of wealth ».
Macro-prudentiel En 2012, la CSSF s’inquiétait. Les conséquences de la fin du secret bancaire s’annonçaient dramatiques. Alors que le souvenir du krach immobilier irlandais était encore frais, l’exposition de banques systémiques luxembourgeoises (la BCEE, la Bil et la BGL) à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros vis-à-vis du promoteur Flavio Becca n’inspirait pas confiance. Pour couronner le tout, ING venait de lancer une campagne publicitaire, faisant la promotion pour des prêts hypothécaires couvrant jusqu’à 120 pour cent de la valeur immobilière. L’autorité de surveillance s’enhardit et mit en place des mesures de précaution. Dans une circulaire, la CSSF demandait aux banques d’incorporer dans leurs calculs de risque un « scénario de récession économique sévère mais plausible ». Concrètement, elle leur conseillait d’exiger au moins vingt pour cent de fonds propres de leurs clients. Si, par contre, un institut de crédit décidait de prêter plus de 80 pour cent de la valeur d’un objet immobilier, il devra mettre deux fois plus de fonds propres de côté.
Les données compilées par le CERS montrent que cette recommandation n’a pas freiné les banques : quarante pour cent des prêts récemment accordés dépassent ainsi un loan-to-value-ratio de 80 pour cent ; huit pour cent des prêts dépassent même les 100 pour cent, couvrant non seulement la valeur de la maison ou de l’appartement, mais également les coûts de sa rénovation. Quatre banques sur cinq basaient leurs calculs de risque sur des systèmes de notations internes partant de l’historique des défaillances de crédit. Or, les saisies et les ventes forcées étant très rares au Luxembourg, la pondération des risques était traînée à la baisse, permettant aux banques d’aboutir à un minimum de fonds propres. Le nouvellement constitué Comté du risque systémique (CRS) ne fut pas amusé. Il craignait qu’en extrapolant les expériences du passé, les banques finiraient par se retrouver désarmées face à un retournement imprévu du cycle économique. En juillet 2016, le CRS intervenait et introduisit un plancher pour la pondération des risques qu’il fixa à quinze pour cent.
Jusqu’ici, les portefeuilles de prêts immobiliers des banques luxembourgeoises ont été remarquablement robustes. (Tout comme la place financière, éternel malade imaginaire qui exploite sa supposée fragilité à des fins de lobbying.) Au Luxembourg, les saisies et ventes forcées se comptent par dizaines, plutôt que par centaines. Il y a cependant un hic : les adjudications sont colonisées par des agences immobilières qui, en y formant des mini-cartels ad hoc, enrayent la mécanique des enchères. Lorsque le marteau tombe, le prix de vente se situe souvent en-dessous du prix de marché ; et lorsqu’il s’agit d’une vente forcée, le propriétaire déchu n’a d’autre choix que d’en accepter le résultat. (Le Parlement vient de décider d’aborder la question avec la Chambre des notaires et la BCEE au sein de la commission des Finances et du Budget.)
Produit de luxe La nation des propriétaires est la concrétisation en pierre et en béton d’un programme idéologique, d’une stratégie de pacification sociale. En 1895, la Chambre vota un projet de loi pour favoriser l’accès à la propriété via des crédits immobiliers bon marché. L’exposé des motifs tonitruait que les « véritables amis du peuple » chercheraient « à solidariser l’esprit de famille, à préserver l’autorité du père, à renforcer le respect envers la mère, à propager le goût de l’ordre, à inspirer l’amour de l’économie, à imprégner le sentiment de la propriété, à repousser les idées subversives et à maintenir la paix sociale. » Aujourd’hui, cette politique de la demande commence à se heurter aux prix fantastiques et aux nouvelles limites macro-prudentielles. Fin décembre, à la Chambre des députés, Franz Fayot (LSAP) caractérisait le crédit immobilier comme « presqu’un produit de luxe, réservé aux gens avec des revenus élevés, des emplois sûrs et beaucoup de capital ».
Pour les derniers venus (les immigrés et les jeunes), la situation sur le marché immobilier se corse. Rentiers fonciers d’un côté, locataires précarisés de l’autre : au Luxembourg, la manifestation la plus tangible de l’inégale répartition des richesses est la propriété immobilière. Pour les membres de la génération « Y », l’accès à la propriété dépendra de plus en plus de la réponse à la question : Es-tu héritier ou non ?
La dernière Revue de stabilité financière de la Banque centrale du Luxembourg (BCL) semble confirmer cette analyse. On y lit que « la part des ménages endettés a diminué, passant de 58,3 pour cent en 2010 à 54,6 pour cent en 2014, tandis que la valeur de la dette de l’ensemble des ménages a augmenté de 19 pour cent sur la même période ». Alors que les montants des prêts sont de plus en plus élevés, de moins en moins de ménages s’en voient accorder. Selon la BCL, « cela peut suggérer que les besoins financiers […] sont devenus si élevés qu’un sous-ensemble de ménages ne parvient pas à soulever les fonds nécessaires pour acquérir ou doit épargner plus longtemps avant d’accéder à la propriété. »
Jusqu’ici, la CSSF ne s’est jamais aventurée à imposer des « hard limits » aux prêts immobilier. Soit qu’elle ressentait que cela outrepassait son rôle, soit qu’elle en craignait les répercussions sociales et électorales. Si la CSSF exigeait ainsi un strict seuil minimal de vingt pour cent de fonds propres, un chacun pourra calculer s’il réussira à rassembler les 100 000 euros nécessaires à l’achat d’un appartement. Il serait alors au ministre des Finances d’expliquer à des dizaines de milliers d’électeurs que leur rêve de devenir propriétaire ne se réalisera probablement jamais. Pierre Gramegna doit donc faire un acte de funambule. Un renforcement des critères, dit-il au Parlement, pourrait « aussi bien contribuer à lutter contre la cherté que contribuer à ce que des gens non-solvables n’obtiennent plus de crédits ». Et de rappeler qu’il ne s’agissait pas simplement de protéger les banques du risque de défaut, mais également les consommateurs d’eux-mêmes. Pas avoir de crédit, ce serait « toujours mieux que donner de l’argent à quelqu’un qui se retrouvera plus tard en faillite. » La question politique sera traitée – comme dossier technique – à l’abri du public, au sein du Comité du risque systémique. Cette autorité macro-prudentielle instaurée en avril 2015 (avec une année et demi de retard), réunit le ministre des Finances et les directeurs généraux de la BCL, de la CSSF et du Commissariat aux assurances.
Les mesures préconisées par le CERS conduiront fatalement à un resserrement de l’accès au crédit. Que ce soit via une limitation de la durée des prêts (que certaines banques voulaient déjà rallonger à quarante ans, avant de faire marche arrière), la fixation d’un ratio entre revenu et hauteur du prêt ou une part minimale de capitaux propres. Devant les députés, Pierre Gramegna déclarait vouloir « s’inspirer de ce que font les autres pays ». Or, tandis que l’Allemagne et l’Autriche ont choisi la voie de limites légales, le ministre luxembourgeois reste prudent : « Il faut être très raisonnable, a-t-il mis en garde. Car des mesures drastiques auront un impact beaucoup trop direct et soudain sur l’économie et le secteur. Et vu que le risque est à moyen terme, il ne faut pas réagir de manière précipitée. »