Patrick Gillen est entré au conseil d’administration du Fonds d’urbanisation et d’aménagement du plateau de Kirchberg (Fuak) en 1991 comme représentant du ministre des Finances. Le chef de la Direction du contrôle financier devient président du Fuak en 2004. Après les années Fernand Pesch (1982-2004), qui aimait à se présenter comme pionnier anti-bureaucrate, les années Gillen seront celles de la densification du quartier. Parti à la retraite en septembre 2016, Gillen restera pourtant à la tête du Fuak, son mandat se terminant en 2019.
d’Land : Commençons par un cas pratique : Dans les années 1970, RTL Group acquiert un terrain de trois hectares à un prix défiant toute concurrence. En 2010, ce terrain, à l’origine réservé aux activités de l’audiovisuel, est reclassé par la Ville de Luxembourg. Depuis, Bertelsmann et Giorgetti y construisent un projet immobilier de 90 000 mètres carrés. Cette rentabilisation d’un terrain jadis exproprié pour « utilité publique » vous gêne-t-elle ?
Patrick Gillen : Il faut garder à l’esprit l’histoire : En 1961, le gouvernement avait posé l’utilité publique sur l’ensemble du plateau du Kirchberg. À l’époque, la grande majorité des terrains ont fait l’objet de transactions à des prix négociés entre le Fonds et les propriétaires. Ceux qui ne voulaient pas vendre ont été expropriés. Les agriculteurs ont perçu la valeur de marché du terrain ; leurs champs ont donc été achetés au prix de terrains pour exploitations agricoles et non au prix de terrains viabilisés en vue de la construction d’immeubles de bureaux. Avec cet argent, ils ont en principe pu acheter des terrains ailleurs et continuer leurs activités agricoles. Alors, on peut voir les choses différemment et se dire : s’ils avaient gardé leurs terrains et que le Fonds avait construit les routes tout autour, alors ils auraient fait une plus-value énorme. C’est précisément ce que le législateur de l’époque a voulu éviter et c’est pourquoi il a étendu le périmètre d’intervention du Fonds sur 365 hectares, ce qui dépassait à l’évidence les besoins pour l’implantation des seules institutions européennes. Pour rendre ces terrains constructibles, le Fonds a dû d’abord construire le Pont Rouge et doter le plateau d’un réseau routier performant et donc consentir des investissements très lourds.
Mais c’étaient là des infrastructures publiques, alors que, dans les cas de RTL Group et du groupe Giorgetti (qui, apparemment, rachètera une partie du terrain à RTL Group), nous parlons d’acteurs privés…
Il est vrai que dans les années 1970, le Fonds a cédé le terrain à un prix correspondant au prix de marché pour un terrain viabilisé et l’avait classé en « zone réservée à destination particulière CLT ». Il fallait éviter que la CLT trouve prétexte pour quitter un jour le Luxembourg pour cause d’insuffisance de terrains sur lesquels étendre son activité. En 2005-2006, la direction de RTL nous a approchés pour nous informer qu’après étude, elle voulait regrouper ses activités dans trois bâtiments-tours. RTL demandait à ce que le reste du terrain soit reclassé en zone mixte. Pour une entreprise détenant un terrain en plein quartier de Grünewald, une telle valorisation était tout à fait logique. RTL a donc créé trois tours qui resteront en zone réservée [aux activités audiovisuelles, ndlr]. Une des tours sera mise en location en attendant que RTL ait besoin de bureaux supplémentaires. Cette réserve est considérée comme suffisante par l’État pour pérenniser la présence du groupe à Luxembourg. Quant au reste du terrain, il a été transformé en zone mixte avec notamment trois tours de logement. La modification de l’acte de vente initial a évidemment été approuvée par le gouvernement. De plus, comme le reclassement aboutira à une revalorisation du terrain, RTL devra rétrocéder au Fonds une partie de la plus-value sur ces transactions immobilières, compte tenu du prix actualisé payé par RTL dans les années 1970.
Les négociations semblent avoir été menées au niveau politique…
La décision a été prise par le gouvernement. Dans le dossier RTL, comme dans le dossier Arcelor-Mittal, rentrent à l’évidence des considérations qui sont de nature politique – questions relatives aux sièges de groupes internationaux –, dont la maîtrise échappe au Fonds. Par contre, lorsque le Fonds Kirchberg vend des terrains à des sociétés de révision ou à des cabinets d’avocats, il s’agit de transactions qui relèvent plus directement de la compétence du Fonds, ce d’autant plus qu’il ne s’agit pas là de ventes de gré à gré mais de ventes qui se font moyennant appel à candidatures. La politique du Fonds consiste à soutenir le développement économique du pays.
Depuis que vous avez repris la présidence du Fonds en 2004, la politique de vente des terrains a changé ; pourquoi le Fonds vend-il désormais par procédures d’appel à candidatures ?
La loi prévoit deux cas de figure ; les ventes aux enchères, pour lesquelles on a main libre, et les ventes de gré à gré, pour lesquelles on doit demander l’autorisation au gouvernement. Prenez la Deutsche Bank : à la fin des années 1980, on devait la démarcher avant qu’elle accepte de s’installer au milieu « de champs de pommes de terre ». Il était donc logique de vendre de gré à gré, avec un prix à l’are et un CMU [coefficient maximum d’utilisation du sol, ndlr] fixés par le Fonds et approuvés par le gouvernement. À une époque antérieure, certains terrains ont même été attribués pour des projets qui n’ont jamais été réalisés. Ce genre de transactions n’a évidemment plus cours depuis longtemps.
À partir de 2004, nous avons décidé de faire jouer la transparence au niveau de l’attribution et la concurrence au niveau des prix. Pour un terrain à céder, le Fonds fixe les critères urbanistiques qui tiennent compte du classement du terrain, des fonctions et du coefficient d’utilisation autorisés. Puis, dans le cadre d’un appel à candidatures, il demande aux investisseurs intéressés de proposer un projet architectural et un prix. Le lauréat est déterminé selon une pondération cinquante-cinquante pour le prix proposé et pour la qualité du projet. On ne veut donc pas obtenir nécessairement le prix le plus élevé, puisqu’une offre de prix moins élevée mais pour un projet de très grande qualité peut remporter le concours.
Certains, dont l’ex-président du Fonds Kirchberg Fernand Pesch, vous reprochent d’avoir dévié de votre mission publique – celle de réduire les prix des terrains – et d’être tombé dans une logique mercantiliste. En donnant au plus offrant, le Fuak alimente-t-il la spéculation immobilière ?
Notre méthode est tout sauf mercantiliste. Elle est transparente et ouverte. Il faut tenir compte de l’évolution des prix d’une manière ou d’une autre. Sans une mise en concurrence, comment ferions-nous pour éviter les favoritismes, comment ferions-nous pour fixer les prix ? On nous aurait forcément critiqué : ou bien les prix auraient été trop bas ou bien trop élevés. Si l’on vend en-dessous du prix du marché, une plus-value injustifiée sera réalisée au moment de la revente. Nous ne procédons pas non plus à de simples ventes aux enchères. Mon prédécesseur avait lancé un essai, avant de bloquer l’opération en voyant les prix déraper. La formule de l’appel à candidatures comme nous la pratiquons a l’avantage de la transparence au niveau de l’accès aux terrains et elle est raisonnable sur le plan des prix, car elle ne pousse pas à la surenchère.
EY, KPMG et Arendt & Medernach ont tous acheté en pleine propriété. Pourquoi ne pas avoir vendu en emphytéose pour garder au moins le contrôle du foncier ?
C’est ce qu’on fait maintenant. Si, entre 2004 et 2013, nous vendions encore en pleine propriété, c’est qu’il nous fallait récolter suffisamment de fonds pour financer les infrastructures. Je vous rappelle que le Fonds Kirchberg dispose de l’autonomie financière, ce qui en contrepartie l’oblige à s’autofinancer : actuellement, le Fonds effectue en moyenne pour cinquante millions d’investissements par an. Mais, étant donné que nous avons depuis accumulé des fonds suffisants, nous pouvons nous permettre de faire des cessions sous forme de bail emphytéotique ou de droit de superficie, qui rapportent nettement moins. Ce qui nous a surtout motivé à changer de modèle, pour ce qui est du volet logement notamment, c’est que nous voulons prioritairement peser sur les prix et offrir des logements abordables. Par le passé, pour éviter que les prix ne dérapent, nous donnions dans les concours des points supplémentaires aux promoteurs qui revendaient aux prix les moins élevés. Toutefois, face à une demande élevée, les prix de vente dépassaient en fin de compte les prix affichés au départ. Alors oui, le Fonds touchait cinquante pour cent de la différence entre ces deux prix, mais ce système ne nous permettait pas de freiner la hausse des prix.
C’est la raison pour laquelle nous sommes passés à un prix de revente [au client final, ndlr] fixe : 4 200 euros le mètre carré, TVA de trois pour cent comprise. Cette nouvelle politique du « prix abordable », mise en œuvre à la demande du gouvernement, prévoit des conditions strictes, alors qu’au Kirchberg les prix atteignent facilement le double : vente sous forme de bail emphytéotique sur 99 ans avec droit de préemption en cas de revente (au prix initial plus l’indexation et moins l’amortissement), obligation d’occuper et interdiction de louer.
Les fonds d’investissement et les fonds souverains commencent à intégrer des biens immobiliers luxembourgeois dans leur portefeuille. Ceci a-t-il rendu le marché plus agressif ?
Oui. Nous l’avons remarqué lors des concours réalisés au quartier du Grünewald qui ont été remportés par des promoteurs étrangers pour la simple raison qu’ils passaient par des fonds d’investissement. Le développeur propose un bâtiment à un fonds et garantit un loyer pour un certain nombre d’années. Un fonds d’investissement considère le projet immobilier comme simple produit financier, dont le loyer constitue le rendement. Ce rendement locatif est alors comparé aux placements alternatifs existant sur le marché monétaire ou boursier. Ainsi, lorsque les taux d’intérêts baissent, la valeur du capital immobilier augmente. C’est ce processus qui détermine le montant qu’un fonds d’investissement sera prêt à débourser. Cette approche conduit certains promoteurs à proposer des prix nettement plus élevés que ceux des promoteurs classiques qui raisonnent par rapport à la valeur intrinsèque d’un terrain au Kirchberg.
Entre 2008 et 2010, les autorités macro-prudentielles craignaient un crash immobilier. Cette hantise d’un scénario irlandais a-t-elle influé sur votre politique de vente ?
Vers 2008, le Fonds a réalisé que les prix avaient été trop poussés par l’intervention des promoteurs. En plus, il nous fallait contrecarrer cette évolution, sinon nous nous serions retrouvés avec des grands projets très spéculatifs, lancés dans l’espoir d’une reprise économique. Nous avons donc modifié notre approche et décidé de vendre les terrains à des propriétaires-occupants. Il n’y a donc pas de risque de se retrouver avec des bâtiments vides ; tandis que dans de la promotion pure, la conclusion des contrats de location se fait souvent lorsque l’immeuble est achevé. En plus, si les propriétaires sont eux-mêmes les occupants, ils privilégient la qualité du bâtiment.
Une partie des 50 000 holdings devront tôt ou tard s’inventer une « substance économique » ; quant aux firmes de la City de Londres, elles sont obligées de délocaliser des fonctions-clés du management. Craignez-vous une surchauffe de la demande en bureaux ?
Au Kirchberg, on a quasiment occupé tous les terrains qui étaient destinés aux bureaux, donc il n’y a pas de risque que nous alimentions une surchauffe. Sur tout le côté nord de l’avenue Kennedy, les terrains sont vendus. Sur le côté sud de l’avenue, on projette surtout des logements avec, au rez-de-chaussée, des bureaux de moins de mille mètres carrés, une offre qui n’existe pas pour le moment. Ce seront surtout des logements sociaux et des logements à prix abordables, dans des ensembles plus denses pouvant atteindre par endroits une dizaine d’étages. Dans le quartier européen, on réserve les terrains aux institutions. À long terme, pour les bureaux les possibilités d’extension se situent par exemple du côté des dix hectares occupés par Luxexpo – à condition que les foires optent pour une autre localisation – et du côté du Kuebebierg. Mais dans ces deux cas il y aura également une part significative réservée au logement.
En plein quartier européen, naîtra une tour résidentielle, Infinity Living. Même en emphytéose, les prix restent prohibitifs : plus de 1,5 million d’euros pour un appartement situé au-dessus du vingtième étage. Le Fonds Kirchberg voulait-il attirer une clientèle HNWI ?
Ces 150 appartements sont les seuls en vente à prix non-plafonnés. Ils représentent à peine cinq pour cent du total de notre programme, le reste est vendu soit à 4 200 euros le mètre carré, soit à 3 200 euros le mètre carré pour les logements de SNHBM. Je connais peu de villes qui peuvent se prévaloir d’un tel pourcentage de logements abordables et sociaux.
Infinity Living aura deux entrées, l’une pour les riches, l’autre pour les pauvres, un peu comme une résidence bourgeoise au XIXe siècle...
Voilà une présentation bien caricaturale. En fait, la SNHBM gérera dix pour cent de la surface de la tour en tant que logements sociaux. Il y aura effectivement deux entrées. Mais cette décision a été prise à la demande de la SNHBM qui veut ainsi éviter que ses locataires, qui paient des loyers modiques, aient à supporter des charges communes excessives.