Les influences mutuelles de l’arabe et du yiddish : une histoire peu connue et éclairante

Le yiddish palestinien

d'Lëtzebuerger Land du 23.05.2025

« Allah karim, Got wet helfn! » Allah est généreux, Dieu aidera ! Cette expression yiddish qui combine l’expression arabe « Allah karim » et la phrase yiddish « Dieu aidera » témoigne d’une autre histoire de la Terre sainte, celle des échanges linguistiques et culturels entre populations arabes et juives au début du vingtième siècle. Il s’agit d’une histoire peu connue, alors que nos regards se focalisent généralement sur la violence qui enflamme la région. Or les nombreux exemples de ce langage métissé, de ce yiddish aux accents arabes, racontent une histoire différente.

En effet, le yiddish était parlé dans la province de Palestine sous administration ottomane dès le 16e siècle. Il n’est donc pas étonnant que ce soit développé au sein de la communauté juive ashkénaze vivant en Terre sainte un dialecte yiddish distinctif comportant de nombreux mots et expressions empruntés à l’arabe palestinien, la principale langue parlée dans la région à l’époque. En 1966, Mordecai Kossover (1908-1969), alors professeur d’hébreu au Brooklyn College de la City University of New York, publia un ouvrage intitulé Arabic Elements in Palestinian Yiddish : The Old Ashkenazic Jewish Community in Palestine, its History and its Language, une étude fondamentale sur l’histoire du yiddish en Palestine. Cet ouvrage, publié en Israël, était basé sur la thèse de doctorat, qu’il avait écrite et défendue avec succès à l’université John Hopkins à Baltimore en 1947. Il mena les recherches qui allaient servir de base à son livre sur une période de dix ans, entre 1927 et 1937, principalement à Jérusalem.

Pour quiconque qui se désespère de ce qui semble être l’absence d’issue du conflit israélo-palestinien et qui s’intéresse aux contacts interlinguistiques, le travail de Kossover peut apporter quelque consolation. On y voit se côtoyer les langues yiddish, arabe et turc. Le but principal de l’auteur était d’étudier l’influence du dialecte arabe local sur le yiddish parlé par les juifs ashkénazes. Parmi les exemples les plus intéressants qu’il propose, il y a « bihayatak, tu mir a teyve ! » (Je t’en prie, accorde-moi une faveur) ou l’arabe « bihayatak » (sur ta vie), se marie avec un mot dérivé de l’hébreu « teyve » (faveur) et le yiddish. Bien entendu l’arabe palestinien contient aussi de nombreux mots d’origine turque datant de la période ottomane. Il est important de noter que ces mots ne concernent pas seulement la vie administrative ou l’armée, mais sont souvent liés à la vie quotidienne. Le fait que certains de ces mots et expressions sont entrés dans la langue yiddish est une indication des échanges, voire de la proximité, entre les différentes communautés de la Terre sainte. Le mot d’origine italienne « avantaji », utilisé en turc moderne pour désigner un pique-assiette ou un opportuniste, s’est également retrouvé dans le yiddish palestinien, comme dans cet exemple : « Du binst schein einmol en avantadji ! », c’est-à-dire « tu es un sacré profiteur ! ».

Comme quoi, les dictionnaires et les traités lexicologiques pourraient donner des leçons aux hommes dans l’art du vivre ensemble. Du moins, jusqu’à un certain point, car même, quand on cherche à écrire une autre histoire, l’on se fait malheureusement bien vite rattraper par l’histoire tout court qui elle, souvent, est désespérante. En effet, au moment de sa publication, le livre de Kossover documentait en fait l’existence d’une langue et d’une communauté qui avaient presque entièrement disparus, et faisait ressortir un fait historique souvent oublié de nos jours. L’auteur en était bien conscient. Dans la préface de son livre, il écrivit ce qui suit à propos de la nouvelle situation : « En mai 1948, le quartier juif fut détruit par la légion arabe de Transjordanie lors de la guerre qu’elle menait, avec cinq autres États arabes, contre le nouvel État d’Israël, dont la création avait été approuvée par les Nations unies. Les anciennes synagogues furent réduites en cendres, les maisons, les écoles et les institutions juives furent démolies, et la communauté elle-même fut dispersée /…/ C’est ainsi qu’une communauté juive avec trois cents ans d’existence ininterrompue dans la vieille ville de Jérusalem connut une fin tragique. »

De ses écrits, on comprend que pour Kossover, cette étude était aussi un travail de mémoire et non seulement d’un travail d’érudition Dans sa préface, il soulignait que chaque ouvrage scientifique sur l’histoire juive et le judaïsme publié après la Shoah revêtait une signification particulière. L’auteur avait perdu sa sœur Etl et son frère Shimon, ainsi que de nombreux parents dans sa ville natale de Vilnius. Sa femme, née à Wolbrom, en Pologne, avait également perdu de nombreux membres de sa famille, assassinés par les nazis et leurs partisans. Kossover soulignait également qu’à l’instar de millions de personnes ordinaires en Europe, de nombreux scientifiques dont il avait bénéficié des travaux avaient été tués par les nazis. Il expliquait à ses lecteurs qu’il avait préparé son ouvrage pour que « leur mémoire sacrée ne soit pas oubliée ». Qu’il ait maintenu leur mémoire en faisant découvrir des liens linguistiques inattendus témoignant de la possibilité du vivre ensemble au-delà des différences ethno-religieuses en Terre sainte est particulièrement significatif.

Laurent Mignon
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