Franz Clément, chercheur en sciences sociales, propose avec Légendes de la Vallée de l’Attert une œuvre à la croisée de l’ethnographie et de la littérature. L’auteur s’intéresse depuis longtemps aux légendes et contes de fées, et il a publié plusieurs ouvrages en lien avec les paysages de sa région d’origine. En compilant et réinterprétant les récits légendaires de cette vallée située entre le Luxembourg belge et le Grand-Duché, il explore la manière dont les communautés rurales construisent leur identité et leur relation au territoire à travers le récit oral. Ce recueil dépasse ainsi le simple cadre du folklore pour interroger les dynamiques sociales et culturelles sous-jacentes.
Mon analyse anthropologique met en lumière trois axes majeurs de l’ouvrage : le territoire comme matrice identitaire, la structuration sociale à travers les récits, et la dimension symbolique des légendes.
Le territoire comme matrice identitaire
Franz Clément illustre la relation intime entre les habitants de l’Attert et leur environnement à travers des récits imprégnés de descriptions bucoliques. La vallée n’est pas un simple décor : elle est investie de significations symboliques profondes. Le récit de l’aubépine miraculeuse, dont les branches repoussent après avoir été coupées, traduit cette vision d’une nature vivante et dotée de pouvoirs surnaturels. Ainsi on prétendait d’une aubépine d’Attert « qu’elle avait une origine miraculeuse car lorsqu’on voulut construire la route de Bastogne, on tenta d’abattre l’arbuste. Il fallut bien constater que les branches élaguées à la hache durant la journée repoussaient pendant la nuit, si bien qu’il fut impossible d’en venir à bout » (p. 28). Ici, le paysage devient un support de l’imaginaire collectif, où la nature est perçue non comme une ressource, mais comme une entité spirituelle à respecter.
D’un point de vue anthropologique, ces récits contribuent à l’ancrage territorial des communautés. Ils offrent une grille de lecture du paysage en expliquant l’origine de toponymes et de lieux-dits. Par exemple, le nom Klackebûr (la source aux cloches) perpétue la mémoire d’un passé légendaire où des cloches immergées résonneraient encore sous l’eau. Cette construction symbolique du territoire s’apparente à ce que certains chercheurs qualifient d’« éco-symbolisme », où la mythification de l’espace sert de socle à une identité partagée.
Toutefois, il est intéressant de questionner si ces récits participent uniquement à la transmission d’un attachement au territoire ou s’ils peuvent aussi figer des représentations traditionnelles, limitant ainsi une réinterprétation plus contemporaine du paysage et de ses usages.
Les récits comme révélateurs
des structures sociales
Les légendes de l’Attert offrent un aperçu des dynamiques sociales et des préoccupations collectives d’une société rurale. Les figures récurrentes – sorcières, curés, fermiers, bergers – ne sont pas de simples protagonistes folkloriques : elles incarnent des rôles structurants de la communauté.
La sorcellerie, omniprésente dans les récits, illustre souvent des tensions sociales. Les sorcières, métamorphosées en hiboux ou en chats, symbolisent des individus perçus comme marginaux ou menaçants. Ces légendes permettent alors d’exprimer des peurs collectives tout en régulant les comportements jugés déviants. De la même manière, les récits mettant en scène des curés exorcistes ou des bénédictions d’objets (comme la balle en argent bénie pour tuer un chat-sorcier) témoignent du rôle de la religion comme régulateur social et rempart face aux incertitudes.
Certains récits vont plus loin en révélant des enjeux territoriaux. L’histoire de la querelle entre Perlé et Heinstert pour la possession d’une statuette met en scène un conflit de voisinage réglé par une intervention miraculeuse. Ce type de narration montre comment le sacré peut être mobilisé pour désamorcer des tensions profanes, soulignant ainsi la fonction des légendes dans le maintien de la cohésion sociale :
« Le lendemain, ce n’est pas à Perlé, mais bien à Heinstert que l’histoire nous conduit. Après une nuit durant laquelle le ciel avait percé et inondé la région de torrents de pluie, ayant même entraîné des coulées de boues, le jour vint à se lever et, comme de coutume, le sacristain du village quitta sa demeure pour se rendre à l’église afin d’y sonner les cloches et d’y préparer l’office matinal. Arrivé sur place, il écarquilla les yeux et ne voulut pas croire le spectacle s’offrant à lui sur le seuil même de l’édifice cultuel. La fameuse statue de Saint-Thomas, conduite la veille sous bonne garde en terrain ennemi, se trouvait là, maculée de terre par la tempête nocturne, la face tournée vers la porte comme si elle demandait à entrer...
Croyant aussitôt à un miracle, notre homme alla réveiller le curé et tour à tour les habitants de Heinstert pour leur de- mander de bien vouloir par eux-mêmes venir constater son incroyable découverte. Arrivés sur les lieux, malgré le froid entraîné par l’humidité ambiante, les citoyens du village, au grand complet, tinrent une cérémonie d’action de grâces sur le parvis de l’église. N’en revenant pas que le saint se soit autant ennuyé d’eux et ait parcouru nuitamment le trajet de Perlé à leur localité sous les éléments déchaînés, ils voulurent remercier le ciel par quantités de prières, louanges et cantiques. »
Cependant, il est essentiel de nuancer cette lecture : si les légendes favorisent la transmission de normes et valeurs collectives, elles peuvent également perpétuer des structures de pouvoir en maintenant certaines hiérarchies ou représentations genrées. L’absence de figures féminines agissantes en dehors du rôle de sorcière, par exemple, mérite une interrogation critique.
Dynamiques symboliques et transcendance
du quotidien
Les récits collectés par Franz Clément transcendent le quotidien en intégrant des éléments fantastiques qui permettent de donner du sens à des expériences collectives inexpliquées. La présence du Schäppchen (chasseur fantôme) ou des chiens parlants illustre cette fonction des légendes : traduire les craintes et aspirations des sociétés rurales.
L’apparition récurrente de spectres, comme la Dame Blanche Waïssebierg entre Thiaumont et Lischert, témoigne d’une tension entre passé et présent. Ces figures, souvent attachées à des lieux spécifiques, servent de gardiens de la mémoire collective. Elles rappellent aux habitants que leur histoire personnelle s’inscrit dans une continuité plus large, reliant les vivants aux générations précédentes. Ainsi on dit de la dame blanche : « On ne sut bien sûr jamais de qui elle était le fantôme et d’ailleurs, ses diverses pérégrinations dans la verte vallée restèrent mystérieuses ».
Enfin, les récits de sorcellerie et de transformations animales expriment une ambiguïté entre humain et non-humain qui reflète une tension entre rationalité et croyances non-rationnelles. Ces motifs récurrents peuvent être lus comme le témoignage d’une société en mutation, oscillant entre traditions rurales et modernité émergente.
Les légendes comme outil de
résilience culturelle
Au-delà de leur dimension narrative, les légendes recueillies par Franz Clément apparaissent comme un moyen de préservation du patrimoine immatériel de la Vallée de l’Attert. En les documentant et en les réinterprétant, il contribue à raviver un héritage culturel en danger face à l’homogénéisation moderne.
Les récits légendaires, en capturant les dynamiques culturelles et environnementales locales, deviennent des outils de résilience pour les communautés. Ils permettent de recréer du lien social et de réenchanter un territoire en le rendant porteur de récits significatifs.
Toutefois, si ces légendes sont un vecteur de transmission culturelle, elles peuvent aussi être l’objet d’une réinterprétation critique. Certaines valeurs véhiculées par ces récits – qu’il s’agisse de la place des femmes, des rapports de pouvoir ou de la perception du surnaturel – méritent d’être questionnées à l’aune des évolutions sociétales contemporaines.
Avec Légendes de la Vallée de l’Attert, Franz Clément ne se contente pas de compiler des récits anciens : il met en lumière les mécanismes de construction identitaire et de transmission des savoirs dans une communauté rurale. Son travail rappelle que l’imaginaire collectif joue un rôle fondamental dans la structuration des sociétés et dans leur capacité à traverser les mutations du monde moderne.