C’est l’histoire de deux trajectoires, l’une familiale, l’autre personnelle, qui s’entrechoquent violemment dans la déflagration d’une bombe artisanale le 27 octobre 2027 (donc dans deux ans et quelques mois) à Luxembourg dans un bureau de la firme américaine Koch Inc. L’explosion fait une victime, la réceptionniste Émilie Arras, qui « normalement » n’aurait pas dû se trouver dans ce bureau à cette heure-là.
La première trajectoire est celle de la famille Koch à qui appartient la firme visée par l’attentat. La Koch Inc. est l’entreprise privée (c’est-à-dire non cotée en Bourse) la plus importante des États-Unis. Elle est un des poids lourds de l’économie mondiale de l’acheminement et de la transformation du pétrole ainsi que de ses innombrables produits dérivés. Son poids politique, du moins aux États-Unis, n’est pas moindre, car au fil des générations, les valeurs éthico-politiques de la famille – libertarianisme politique et libéralisme économique, hostilité à toute régulation étatique de la vie économique – sont restées immuables, et les générations d’héritiers successifs n’ont jamais ménagé leur peine et leur argent pour répandre la bonne parole dans la société américaine, à travers des think tanks, des fondations, des bourses et, bien sûr, des interventions plus occultes.
La trajectoire personnelle est celle d’une jeune femme, Léa, dont le prénom donne son titre à l’ouvrage. Elle a grandi dans le cocon d’une famille de la classe moyenne d’un petit pays d’Europe, le Luxembourg, que le directeur actuel de Koch Inc., Charles Koch, prévenu de l’attentat, n’arrive pas à trouver sur la carte du monde – ou du moins de son monde. C’est Léa qui a commis l’attentat. Pour le monde des Koch et de Koch Inc., « she’s a nobody », comme le dira le chef de sécurité de la firme à son patron en lui transmettant la nouvelle de l’attentat.
Léa ou la théorie des systèmes complexes débute par la fin de l’histoire : l’attentat en 2027 qui coûte(ra) la vie à la réceptionniste Émilie Arras. Les 21 sections qui suivent cette première racontent en entre-tissant, selon une alternance rigoureuse, les deux histoires, ce qui a mené à ce moment improbable où la trajectoire historique de la Koch Inc. entre en collision avec la détermination inflexible de Léa.
Le récit consacré à l’histoire des Koch et de leur firme est une histoire réelle, bien que le narrateur utilise ses ressources imaginatives pour remplir les blancs de l’histoire et pour se mettre à la place des différents héritiers successifs qui, depuis l’arrivée aux États-Unis en 1893 de leur ancêtre Hotze Koch (originaire des Pays-Bas) ont œuvré au développement des affaires familiales. La famille Koch est archi-connue aux États-Unis où elle défraie la chronique notamment pour son soutien apporté dès 2016 au projet politique autoritaire de Trump. La firme quant à elle est notoire au niveau mondial pour son rôle dans l’expansion sans frein de l’économie du pétrole et donc pour sa contribution à la crise climatique.
La deuxième histoire, celle de Léa, est une fiction. Il s’agit de l’histoire d’une jeune fille semblable à tant d’autres, avec pourtant une différence qui sera lourde de conséquences : depuis son enfance, elle est hypersensible à tout ce qui risque de blesser la Terre qui fait vivre tous les vivants, hommes ou non. D’où son angoisse quand où elle prend conscience du fait que les agissements des hommes risquent de tuer la Terre. Son inquiétude ne cesse de grandir et l’amène peu à peu à une « radicalisation » qui va aboutir à l’action d’éclat racontée au début de l’ouvrage du point de vue de la victime Émilie Arras, et qui est re-racontée à la fin de l’ouvrage, cette fois du point de vue de Léa.
Durant la première moitié du livre du livre, l’histoire réelle et l’histoire fictive avancent sur des voies parallèles apparemment destinées à ne jamais se rencontrer. La jeune fille ignore tout de la famille Koch jusqu’à la section11, donc exactement jusqu’au milieu de l’ouvrage, où elle entend pour la première fois ce nom, lors d’un voyage militant en 2017 aux États-Unis, pour protester contre la construction d’un oléoduc. C’est Victor, un militant écologique avec qui elle voyage, qui lui révèle que Koch Inc. est une des forces les plus puissantes qui poussent à la construction de l’oléoduc et qu’elle est aussi la firme qui en escompte le plus de profits. À partir de ce moment, la réalité et la fiction se mêlent et les deux histoires s’engagent dans une trajectoire de collision. Celle-ci s’accélère brusquement lorsque, au fil de ses recherches enfiévrées sur Koch Inc., Léa apprend que la firme a un siège européen à Luxembourg (ce qui est réellement le cas). Dès lors la collision est inévitable.
Du point de vue de l’Histoire avec un grand H, donc au sens hégélien du terme, une telle intrigue serait impossible : la dynastie Koch y apparaîtrait comme l’incarnation individualisée d’un moment (nécessaire) dans le développement de l’Histoire comme autoréalisation de l’Humanité, alors que Léa – rappelons qu’elle est « a nobody » pour l’empire Koch – ferait partie de la poussière empirique, incapable de jouer un rôle actif dans ce Grand Récit.
Mais l’univers de Léa (l’œuvre) n’obéit pas à la logique de la dialectique hégélienne. Son ontologie est, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, celle des systèmes complexes. Koch Inc. est un élément de ce système, Léa (la jeune femme) en est un autre. Certes l’un est un élément macro et l’autre un élément micro. Mais, « dans les systèmes complexes, /(…) des changements mineurs peuvent avoir/des conséquences majeures disproportionnées » (Section 22). Cette dynamique est particulièrement agissante lorsqu’un système complexe est en phase d’équilibre instable. Or, du fait de la crise climatique, c’est le cas actuellement du système complexe global que forme la Terre. L’attentat de Léa relève de l’effet papillon, donc du fait que dans un système complexe en phase d’équilibre instable une modification infime des conditions initiales d’une chaîne causale peut engendrer des effets très importants.
Ian De Toffoli dispose d’une renommée internationale déjà bien établie, en particulier comme auteur dramatique. Il est connu pour les intrigues hybrides de ses œuvres, combinant la réalité et la fiction, ainsi que pour l’importance qu’il accorde à la composante narrative à l’intérieur du mode dramatique. La subtilité avec laquelle Léa entre-tisse le monde des faits et celui de la fiction ressort, je l’espère, de la présentation de son intrigue. La narrativisation du mode dramatique est tout aussi magistrale. Pour le lecteur de l’ouvrage publié par Actes Sud, Léa se donne à lire comme un récit. Le fait que l’œuvre soit aussi destinée au théâtre n’interfère jamais avec sa lecture comme récit au sens canonique du terme.
La narration de Léa présente des marques importantes d’oralité, mais c’est une oralité stylisée, celle des poètes épiques. En témoigne le choix d’une écriture versifiée et plus précisément l’utilisation du vers libre qui permet d’adapter la forme poétique au souffle et au rythme de la voix vive. Un autre élément typique est l’utilisation d’épithètes fixes quasi-homériques (« Léa, fille de la tempête, née du Dieu Euros et d’Iris aux pieds ailés »), plus largement un style partiellement formulaire (retour répété des mêmes éléments syntaxiques identiques ou légèrement variées) et, bien entendu, les adresses au public.
Du point de vue de son contenu aussi l’ouvrage possède une dimension épique. En effet l’histoire des Koch est présentée comme une épopée guerrière et héroïque. Certes, la guerre est ici économique plutôt que militaire. Certes encore, c’est une épopée destructrice et montrée comme telle. Mais ni l’aède ni le lecteur ne peuvent s’empêcher de trouver par moments une grandeur surhumaine au destin de la famille Koch, bien que cette grandeur soit monstrueuse, voire démoniaque, à l’instar de celle du Faust de Marlowe.
Par d’autres aspects l’œuvre renvoie plutôt à la tragédie. Celle-ci s’immisce déjà dans l’épopée des Koch, qui à bien des égards sont une réincarnation des Atrides – dont on connaît la place centrale dans la tragédie grecque. L’histoire récente de la famille, marquée par les violents conflits internes entre les membres de la fratrie actuellement régnante, notamment la haine profonde entre Charles (le patriarche actuel) et son frère Bill, est particulièrement révélatrice de cette fatalité tragique qui se nourrit d’une hybris familiale auto-dévoratrice. Mais le tragique est d’abord la marque de l’histoire de Léa. Son destin est celui d’une héroïne tragique, mi-Antigone (du fait de ses principes éthiques inflexibles) mi-Électre (du fait de sa violence), à la fois innocente et coupable : elle ne voulait pas tuer Émilie Arras, mais elle l’a néanmoins fait. Par ailleurs, le conflit se termine, comme le font les tragédies, par une anagnorisis, c’est-à-dire un « renversement qui fait passer de l’ignorance à la connaissance ».
Si Léa a un destin tragique, elle appartient néanmoins fondamentalement à un ordre du monde plus ancien que celui de la tragédie et même que celui de l’épopée : le monde des mythes. Son lignage est donc bien plus antique que celui des Koch, bien plus antique, à vrai dire, que celui de tous les Koch du monde. Elle est Fille du Dieu du Vent d’Est et d’Iris. Or, Iris est la messagère de Héra, qui elle-même descend (comme son frère et mari Zeus) de Gaïa, la déesse de la Terre. C’est à cette divinité chthonienne que Léa, dans la coda magnifique de l’œuvre (section 22), offre des libations, sur l’autel qu’elle a dressé pour Émilie Arras, la morte dont elle attend la venue, au bord de cet étang sombre où elle se retirait déjà enfant, et où ciel, terre et eau se rencontrent et se mêlent dans une indistinction originaire.
Puis, telle Anna Livia Plurabelle dans les ultimes pages de Finnegans Wake, elle entame sa grande Métamorphose. Si l’héroïne de Joyce se fond dans l’élément liquide (la rivière Liffey, puis la mer d’Irlande), Léa, descendante de Gaïa, se fond dans l’élément terrestre : elle se mêle aux plantes qui poussent autour d’elle et qui la pénètrent, transformant son corps en un fouillis de feuilles, de branches, d’écorces, de racines, avant qu’elle ne soit absorbée par la terre, « dans un grand écoulement / vers le sous-sol / plus bas / vers la glaise grasse et compacte / plus bas/ vers les profondes racines / plus bas encore », avant de se disséminer « sous forme de carbone, de sels minéraux / et d’espoir », désormais terre nourricière pour « les plantes et les arbres et les champignons » : « Et la Terre, soudain, prend une grande inspiration. »