Short Story

Un éveil

d'Lëtzebuerger Land du 02.05.2025

Quelqu’un a jeté le nom à la ronde, de ce bar dont la simple évocation suffisait à donner des frissons d’expectation à la petite troupe bigarrée, et un peu pompette déjà, qu’ils formaient, là, sur le trottoir de la Lenaustraße, dans la nuit berlinoise tiède, à 3h36 du matin.

Le bistrot qui les avait recrachés à l’instant a fermé ses volets d’un claquement sec, et c’était peut-être cette façon d’être congédiée un peu trop brusquement – on avait compris, le bar était vide, les serveuses avaient, elles aussi, envie de sortir ailleurs – qui avait créé auprès du groupe l’effet d’un appel à l’aventure que les uns et les autres encourageaient par les habituels Il n’est pas si tard, ou bien J’en m’en boirais bien une dernière, ou deux ou trois, ou en clamant hardiment, index levé, que la soirée venait à peine de commencer.

L’un d’eux a donc suggéré d’aller voir du côté de la Schönleinstraße et une excitation a soudain fait bander leurs corps que l’ingurgitation d’une quantité appréciable de liquides divers avait assouplis. Ah oui, a dit l’une, en guise de réponse enthousiaste. Ah non, a dit un autre, ce qui au fond signifiait la même chose. Inévitablement, un troisième a déblayé la rengaine connue, ou faut-il dire légende urbaine, d’un ami d’un ami, qui, un soir où il avait fait un tour audit bar, n’était pas rentré chez lui, son colocataire, le lendemain, prenant d’abord son absence pour un signe qu’il a passé la nuit dans un lit étranger et qu’il allait bientôt rentrer pour lui faire un compte-rendu lubrique, mais appelant ensuite, après 48 heures sans nouvelles, les parents pour les informer de la disparition inquiétante de leur fils, les parents à leur tour appelant la police pour lancer un avis de recherche, mais au téléphone on tente de les en dissuader en leur expliquant que dans la majorité des cas, les disparus réapparaissent dans les jours qui suivent, il serait plus judicieux d’attendre encore un peu, Madame, et puis au matin du troisième jour, un peu comme Jésus à Pâques, un bruit de clé dans la serrure et le garçon rentre chez lui, échevelé, empestant la bière et les clopes, les yeux vitreux et les pupilles dilatés, tombe sur son colocataire qui boit son café et qui lui demande Mais où bordel étais-tu passé les trois derniers jours, on s’est fait des soucis, et l’autre le regarde, vaguement incrédule, enfin, il essaie de le regarder, mais ses yeux ne tiennent pas en place et dansent dans leurs orbites, Comment ça trois jours, mais j’étais au bar avec des potes, oui d’accord on a peut-être forcé sur certaines choses, on a rencontré d’autres gens, la soirée s’est prolongée, mais attends, on est quel jour, là, merde, et à la fin de cette histoire le petit groupe a ricané – comme si c’était la première fois qu’ils l’avaient entendue –, qui d’admiration, qui de dégoût, mais toutes et tous étaient d’accord que cette nuit était une bonne nuit pour aller s’encanailler dans ce bar qui tenait du trou noir, c’est-à-dire un endroit d’où on ne s’échappait pas et où les lois de l’espace-temps qu’on connaissait étaient fortement distordus.

Peut-être que ce début de printemps y était pour quelque chose aussi. Les doudounes et manteaux d’hiver avaient été rangés dans les placards de la cave, et celles ou ceux dont l’appartement était doté d’un balcon avaient avidement exposé leur peau aux premiers rayons d’un soleil tout à coup plus téméraire. Encore une fois, le rude hiver berlinois avait été repoussé, la ville sortait enfin de sa torpeur et secouait ses membres engourdis. En route, les uns chantaient et sifflotaient, les autres se tenaient la main, ou faisaient de petits pas de danse. La joie les tenait. Une joie que n’avait, cette année-là, pas encore entachée par la pandémie à venir et les guerres qui s’enliseraient à l’orée du continent.

Quelques encâblures de rue plus loin, ils ont aperçu la devanture décrépie de leur destination, sa marquise jaunâtre, ses fenêtres si crades qu’il était impossible du dehors de voir ce qui se tramait à l’intérieur, son petit sas d’entrée que fermait une ridicule porte en bois d’ancien chalet ou de taverne rustique d’un autre temps, devant laquelle ils ont un instant trépigné d’impatience, attendant les traînards du groupe, celle qui voulait encore finir sa clope, celui, un petit homme à épaisses lunettes, qui devait absolument en arriver à la pointe de quelque exposé qu’il était en train de tenir emphatiquement, une des filles a dit Allez-y, je ne veux pas entrer la première, Moi non plus, a renchérit un des garçons, Oh ça suffit, a dit la fille qui venait de jeter sa cigarette, laissez-moi passer, il y a eu un moment de bousculade devant la porte, qui, pour quelqu’un qui aurait observé la scène du trottoir d’en face, aurait eu la drôlerie gauche d’un vieux film de Buster Keaton.

L’intérieur du bar s’est offert à eux tel un tableau de maître. En haut, à gauche, trois hommes et une femme, à la jeunesse relative et vêtus d’un flou de pulls et d’écharpes en laine effilochée, se disputaient une partie de babyfoot, clopes au bec, parmi les hurlements et les bras levés – d’une petite foule de supporters. Devant le babyfoot, et jusqu’en bas du tableau, des grappes d’hommes et de femmes s’agglutinaient autour de plusieurs tables rondes débordant de bouteilles de bière vides et moins vides, certaines remplies de mégots de cigarettes et transformées en cendriers improvisés, et étaient figées, doigts levés et mines intenses, dans des discussions bruyantes. À droite, en ligne de fuite, le comptoir en zinc, devant lequel d’autres hommes et femmes tentaient d’attirer l’attention du serveur ou de la serveuse – tous les deux d’un certain âge, lui en bonnet noir d’où sortaient quelques maigres mèches grises qui pendouillaient devant sa bouche édentée, elle en coupe à la garçonne, blonde oxydée, les yeux rehaussés de lourds fards – en désignant les bouteilles d’alcool fort sur les étagères du fond ou les différentes tireuses de bière. En haut à droite, en arrière-fond, partiellement caché par la courbe du bar, un portail sombre menait aux toilettes. Une file s’y engouffrait, pressée, frétillante et si nombreuse qu’on pouvait s’étonner comment les uns et les autres feraient une fois coincés dans le réduit malodorant pour ne pas se pisser dessus. Et tout autour, assis sur les rebords de fenêtre, debout dans les coins, appuyés contre les murs, batifolaient d’allègres poivrots aux sourires grimaçants, de gais soiffards aux gestes désarticulés, des pochards comblés ne sachant plus où donner de la tête, et même quelques rares amoureux qui se frottaient mutuellement le bout du nez, et toute cette meute haletante était comme enveloppée, oui, lovée presque, dans l’odeur poisseuse d’eau-de-vie acariâtre, de bières renversées, de corps humains en décomposition active et de fumée de cigarettes qui flottait dans l’air comme une brume radioactive.

Honey I’m home, a entonné un des garçons en pénétrant dans cette tanière infâme et affriolante, et à peine trois minutes plus tard, le temps qu’une des filles ait commandé une tournée de shots d’un liquide transparent et au goût de dentifrice que toutes et tous ont descendu cul sec, le groupe s’est dispersé dans tout le local, les uns rejoignant le tournoi de babyfoot où ils se feraient humilier plusieurs fois de suite, d’autres prenant place sur les rares tabourets de comptoir, pour être au plus près de la source, et d’autres encore se mettant en rangée pour pouvoir s’enfermer aux toilettes.

C’est là, dans cette file, qu’un des garçons a remarqué ce grand homme solitaire, coincé entre un mur et le bar, qui semblait observer le remue-ménage autour de lui avec une placidité froide, en tirant régulièrement sur sa cigarette et en prenant de larges gorgées de sa bière. Il portait un simple t-shirt vert kaki, une barbichette un peu démodée, ses cheveux foncés bouclaient autour de ses oreilles, mais son front commençait à se dégarnir. Il n’était pas beau, en somme, mais éveillait de la curiosité et irradiait une force calme. Un reptile aurait-on dit. Le garçon, de retour des toilettes, se sentant soudainement d’attaque, l’a abordé. Il a dû répéter sa question en anglais, parce que l’homme ne parlait pas très bien allemand. Il a fixé le garçon avec un certain amusement, n’a pas tout de suite su quoi répondre à sa façon de vouloir faire de la conversation. Oui, il était venu seul. Il aimait se retrouver seul dans ce bar, comme ça ne fermait jamais, il pouvait venir à n’importe quelle heure du jour et de la nuit et y boire sa bière tranquillement. Il n’avait rien à faire à la maison et le reste du temps il le passait dans les amphithéâtres et les salles de classe de l’université. Il faisait des études d’ingénieur physique à la FU, oui, ça demandait quand même beaucoup d’efforts, certains cours étaient en anglais, d’autres en allemand, et oui, pour les cours en allemand, il apprenait simplement tout par cœur, parfois même de façon phonétique, mais souvent il mettait des heures à d’abord comprendre le sens des mots, mais ce n’était pas grave, il allait avoir son Master et, qui sait, faire un doctorat. Aerospace engineering, ça s’appelait.

L’homme a rigolé. Oui, c’était ça, il travaillait au design des vaisseaux spatiaux. Son rire était caverneux, remontait des profondeurs insoupçonnées de son torse et résonnait par-dessus le brouhaha des voix et des bouteilles entrechoquées. Non, bien sûr que c’était beaucoup plus que ça, ça incluait le développement de technologies utilisées dans les trains à grande vitesse, dans les avions commerciaux, dans les navires hauturiers, dans les satellites et – il a fait une pause, imperceptible presque, mais le garçon l’a remarquée – dans les missiles et les fusées.

Le garçon a jeté un coup d’œil autour de lui, tentant en vain de repérer ses amies et amis dans la foule, se demandant comment il était possible que dans un local aussi exigu, ah, il a vu la touffe de cheveux de celle-ci dépasser d’un groupe de gens assis autour d’une table, ah et voilà le dos d’un autre, accoudé au comptoir, quand la voix de l’homme l’a réaspiré dans la discussion. Il s’appelait Grigory. Non, non, pas Grégory, Grigory. Je suis russe. Oui. Il ne connaissait pas cet écrivain américain, non, qui avait écrit sur quoi, sur la conception et la production des roquettes V-2 par l’armée allemande, ah oui, c’était une prouesse technologique, la V-2, la premières vraie grosse fusée, 13 tonnes, une charge explosive de 800 kilogrammes, capable d’atteindre des cibles à 300 kilomètres de distance, bon, de guidage imprécis et pas toujours très efficace, mais elle avait permis des avancées notable, notamment la propulsion à ergols liquides, donc sans les efforts des ingénieurs de Hitler, nous n’aurions aujourd’hui pas de missiles balistiques intercontinentaux équipés d’ogives nucléaires. Mais il savait toutes ces choses, il n’avait pas besoin de lire des romans pour ça, de toute façon, la littérature, ça ne servait pas à grand-chose. C’était un truc d’occidentaux. Oui, d’occidentaux un peu dégénérés, qui aimaient perdre leurs temps à réfléchir à la sauvegarde de minorités et ce genre de conneries.

À le regarder, a pensé le garçon, Grigory n’a rien d’un Slave, avec ses cheveux foncés et frisés, que du gel faisait reluire grassement, avec sa barbichette dérisoire qui descendait des lèvres et poussait drue au menton, tout le contraire de la mode des moustaches qu’arboraient depuis quelques années la moitié des jeunes berlinois.

Il suffisait de prendre l’exemple des migrants, continuait Grigory, tandis que le garçon a porté sa bière a ses lèvres à trois reprises, puis s’est ravisé, a consulté son téléphone portable, puis s’est de nouveau mis à chercher ses comparses des yeux, mais il n’en voyait aucun, ni aucune, comment était-ce possible, mais où étaient-ils, pourquoi l’Allemagne laissait rentrer autant de migrants ? Non, il n’était pas d’accord, ce n’était pas du tout de notre devoir de les accueillir et de les protéger, ils n’étaient pas venus avec de bonnes intentions, et pourtant on leur ouvrait grands les bras. L’Occident était faible, voilà le problème. En Russie, les choses se seraient passées autrement, ça il pouvait le lui dire. Comment on aurait fait en Russie, eh bien on les aurait tués. S’ils venaient, on les tuerait. We would kill them.

De ses deux bras et mains Grigory a imité la forme d’un fusil d’assaut, pouces levés, index pointés vers l’avant, droit sur la poitrine du garçon, repliant l’index comme s’il appuyait sur une gâchette. Tu crois que ce n’est pas vrai ? Vous allez voir, dans quelques années.

Le garçon a vu que du bar, tout à coup, une amie l’a hélé, tenant en l’air un verre à shot, l’invitant à la rejoindre, et le garçon a salué Grigory d’un simple hochement de tête. Ça avait l’air sérieux, a-t-elle dit, après avoir avalé chacun sa part de dentifrice liquide, qui était-ce ? Le garçon n’a pas tout de suite répondu, a laissé couler le liquide dans sa gorge, se frayer un chemin dans son œsophage et dans son estomac, avant de tourner la tête vers Grigory, qui a levé sa bouteille de bière en guise de salut. Je ne sais pas, a répondu le garçon. On dirait que tu as vu un fantôme, a dit la fille. Et puis le garçon : Peut-être que c’était ça, un fantôme, oui, c’était peut-être ça. Et puis la fille : Tu es tout blanc, ça va ? Et puis le garçon, encore une fois : Je ne sais pas. Il vaut peut-être mieux que je rentre. Et puis la fille : Mais, il s’est passé quelque chose ? Et puis le garçon : Non, enfin, si, mais je n’ai pas envie d’en parler là, comme ça. Peut-être qu’il faut simplement que j’aille faire un tour. Et puis la fille : Un tour ? Mais on vient à peine d’arriver. Et puis le garçon : Un tour, seul, sans vous. Restez ici, profitez de votre soirée. Dis aux autres que tout va bien, enfin, non, que rien ne va, mais que c’est pas grave, qu’ils n’ont pas à se faire des soucis. Tu sais quoi, tu leur diras de vraiment bien faire la fête. De faire retentir leurs verres et fuser leurs rires. Tu leur diras ça. D’opposer leur joie et leurs danses à la violence de la nuit qui s’abattra bientôt sur nous. Et puis la fille : Arrête, tu me fais peur. Et puis le garçon : Tu leur diras ça.

On a, plus tard au petit matin, à l’heure où l’aube commençait à laver le ciel de Berlin, vu le garçon trainer autour du Maybachufer, fixer longuement les eaux noires, jeter de temps à autre un caillou dans les vaguelettes. Il errait seul le long du canal, avec une bouteille de bière à la main, entrait dans l’un ou l’autre local, pour s’en acheter une nouvelle quand il l’avait vidée, tendant à l’épicier quelques pièces de monnaie dans le creux de sa main, il parlait peu, il avait les traits figés, comme s’il remuait une douleur lointaine. À la fin, il s’est assis sur un banc, secouant à intervalles réguliers la tête, visage braqué et fermé, puis, tout à coup, il a pris une inspiration et a ouvert les yeux. Le jour se levait.

Ian de Toffoli
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