Pour ceux et celles qui écrivent et publient de la littérature dans des petits pays, un des seuls chemins pour aller à la rencontre d’un public plus large, c’est par voie de traduction qui, parfois, selon le fameux cliché de la traduction-trahison, peut devenir une sortie de piste plus qu’une piste de sortie. Au Grand-Duché en particulier, la traduction est un des remèdes potentiels à la piètre distribution qui enferme les écrits luxembourgeois dans un entre-soi parfois frustrant. Mais les traducteurs littéraires n’y sont pas légion, de sorte que, bien que des subventions existent, les traductions ne se bousculent pas au portillon. Il arrive que les œuvres traduites le soient surtout parce qu’une maison d’édition flaire les aides à la traduction faciles, appuyées par une Union européenne qui veut faire circuler les textes et les idées mais qui, parfois, encourage simplement le flux des sous, aboutissant à des livres qui, plutôt que de prendre seulement la poussière dans les librairies luxembourgeoises, la prennent alors aussi dans d’autres contrées.
Il semble que les choses en fussent différentes pour wie viele faden tief d’Ulrike Bail, dont les Blancs Volants éditions publient aujourd’hui la traduction réussie de Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol : point invisible réunit les poèmes d’Ulrike Bail ainsi que leurs traductions en un volume bilingue dont on voit que la fabrication a été ciselée avec autant de soin et de méticulosité que les poèmes dont il juxtapose ici original et traduction.
Avec wie viele faden tief (prix Servais 2021), Ulrike Bail avait publié un recueil qui s’emparait d’une idée a priori éculée – celle de la poétesse qui tricote, détricote et retricote le monde. Cette image figurait au centre de The Crying of Lot 49, le chef-d’œuvre de paranoïa romanesque de Thomas Pynchon, quand son héroïne Oedipa Maas contemple Bordando el Manto Terrestre, un tableau de Remedios Varo qui dépeint des femmes en train de produire une tapisserie dont le spectateur se rend compte qu’elle se confond avec ce qu’on appelle, par consensus épistémologique, le monde réel.
Moins métaleptique et moins postmoderne que la toile de Varo ou le roman de Pynchon, la poésie d’Ulrike Bail recourait à un vocabulaire technique et précis pour relier les différents états du moi lyrique, enjambant par le langage des souvenirs personnels (d’elle quand, petite fille, elle tombait, s’écorchant le genou et se demandant alors où le tissu avait bien pu disparaître, que la poétesse fait réapparaître, des décennies plus tard, en terre de poésie) ou de courts textes à la fois âpres et empathiques sur le sort des réfugiés échoués en Europe (« la bouche cousue répertorie sur le visage/les routes impraticables la démesure de la fuite/transperce les lèvres ligature de la vie/mise à nu de la lumière évacuée ») en passant par ce qui pourrait tenir lieu de microfiction sur Oradour-sur-Glane, dont la visite a été une inspiration pour le recueil et où l’autrice aurait été captivée par la vue d’anciennes machines à coudre (« je tends des cordes des linceuls/me soufflent de la rouille sous les paupières des machines à coudre/là-bas dans les cours d’oradour sur glane »).
C’est là un peu le modus operandi de Bail : toujours un détail accroche l’œil, dont part une écriture épurée à l’extrême, qui condense le réel sur un terrain glissant où le sens, parfois, se dérobe, se modifie au gré des enjambements et d’une syntaxe de l’ambiguïté. Car parlant de couture, on sait depuis Lautréamont que la machine à coudre n’est jamais vraiment loin de la table de dissection ni du parapluie et, chez Bail, pareillement, de fil en aiguille, d’un mot à l’autre, le poème peut soudain se teinter d’une coloration autre, prendre une direction différente à celle à laquelle on se serait attendu : « à l’endroit, à l’envers, le fil emprunte des chemins différents sur la trame ».
Pour Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, il s’agissait donc de traduire en maintenant autant que possible les différents chemins que prennent les mots sur la trame du poème. On le sait, les défis à relever, quand on s’aventure à traduire un recueil de poésie contemporaine, sont multiples : en poésie, chaque mot pèse bien plus que dans maint récit de prose, et derrière l’apparente légèreté, c’est tout un édifice de mots qui risque, au moindre parti pris, d’être mal reconstruit, partiellement englouti – et l’envers de devenir indéchiffrable, obscurci par la langue de l’autre, effacé par elle, et les fils de se défigurer en une trame disgracieuse.
Le travail tout en filigrane du recueil de Bail se lit dans la polysémie du Stich, le vocabulaire du tricotage, la précision et la technicité du langage, la polyglossie, les tensions entre un récit qui se brode et son contre-récit contenu dans l’envers de la trame, entre le caractère artisanal du travail de la poétesse et la déconstruction d’une métaphore-cliché, d’une catachrèse. Tout cela, les deux traducteurs l’ont affronté avec intelligence et délicatesse, sachant qu’au contraire du vaillant petit tailleur des frères Grimm, qui en éliminait sept d’un coup et qui fait chez Bail une réapparition étonnante, le traducteur ne peut viser l’exhaustivité ni le maintien de tous les envers de tous les décors : il doit accepter que traduire implique aussi, à certains moments, de faire défiler les différentes voies possibles du poème et de choisir lequel fil des mots, parmi ceux, virtuels, qui grouillent sur l’envers de la trame, il décide de tricoter. En sauvant, d’une langue à l’autre, cette multiplicité des chemins de traverse du poème, il maintient, à l’instar du vaillant petit tailleur des frères Grimm (ou, encore mieux, celui de la réécriture d’Éric Chevillard), cette ambiguïté qui a fait triompher le héros du conte des géants cherchant à l’abattre. Ce triomphe, c’est aussi celui de la poétesse – et, a fortiori, celui de ses deux traducteurs.