Notes subjectives sur l’état de la politique culturelle

Ein Volk, ein Geld, ein Cactus

d'Lëtzebuerger Land du 16.09.2010

Germain Wagner ne tient plus en place. Alors que Jürgen Stoldt, l’animateur de la soirée, vient déjà, après deux heures et demie d’un jeu laborieux de questions/ réponses entre la ministre de la Culture Octavie Modert (CSV) et la salle, composée d’une cinquantaine d’acteurs culturels, de remercier tout le monde et de clore la discussion. Germain Wagner demande encore une fois le micro. Durant toute la soirée organisée par le mensuel Forum, mercredi 15 septembre à l’Exit07, l’acteur, metteur en scène et accessoirement directeur artistique du Kasemattentheater, était visiblement énervé par le cours des débats, sortait, revenait, se rasseyait... Quelque chose l’agaçait. Finalement, n’en pouvant plus, il demande le micro et s’adresse à la ministre : « Au fait, on a parlé ici comme on aurait pu parler au ministère des Travaux publics, essentiellement de pierres et d’argent. Mais nous, les artistes, nous nous mettons à nu pour l’art, devant nos textes, nos claviers et sur scène. J’aimerais entendre de vous, juriste de formation, quelle est votre définition de la culture ? J’aimerais entendre quelque chose de passionné ! » Octavie Modert, visiblement fatiguée, répond en politicienne rodée : « La politique culturelle, c’est pour moi aussi de la politique sociétale, et c’est un élément important pour la cohésion sociale. Et puis la culture est synonyme de tolérance ! » Applaudissements polis, tout le monde ne veut plus que partir.

Mais ce malentendu ou plutôt cette incompréhension entre la ministre et l’acteur était peut-être le malentendu originel de cette soirée annoncée comme une discussion sur la politique culturelle, voire pourrait être le problème même du débat actuel sur la question au Luxembourg : alors qu’il faudrait parler d’art, de ce qui nous touche, de ce qui peut déranger le cours des choses, interroger la société, provoquer des émotions, on ne parle que de « culture » ou plutôt d’organisation, de sous et de structures. D’ailleurs l’organisateur même de la soirée, l’équipe du Forum, a ouvert la séance de mercredi par une question intéressée : « pourquoi n’avons-nous plus de convention nous assurant un subside régulier qui puisse nous permettre une professionnalisation ? » demanda Michel Pauly. Et cela allait continuer ainsi durant 150 minutes : presque toutes les questions étaient des demandes de subsides, ou de précisions sur la manière d’obtenir des subsides et conventions, pour son asbl, sa fédération, son centre culturel régional... Octavie Modert répondait au cas par cas, rassurant les inquiets que le secteur culturel, bien que solidaire avec tous les secteurs et ministères qui doivent faire des économies en temps de crise, ne va pas en faire plus que les autres.

Le secteur, visiblement, demande des critères d’attribution de moyens financiers transparents et objectifs, résuma Jürgen Stoldt, reprenant la thèse de Marie-Laure Rolland dans le Wort du 9 septembre, qu’« une bonne gouvernance est plus efficace que le règne des petits arrangements entre amis ». Or, ce sont justement ces « petits arrangements » qui font que beaucoup de projets passent et trouvent un financement public, alors que des critères plus stricts impliqueraient peut-être un refus pour des raisons formelles. Mercredi, on a pu constater une certaine inquiétude parmi les acteurs culturels, s’interrogeant sur les conséquences de la crise économique d’une part et du changement à l’administration du ministère d’autre part, sur leur travail – voire leur survie. Mais si les présidents d’associations culturelles sans but lucratif et les directeurs d’institutions et de centres culturels – surtout les petites structures étaient représentées mercredi – se battent pour avoir plus d’argent et pouvoir engager plus de personnel, on constate en même temps que les artistes eux-mêmes vivent assez mal cette dépendance des deniers publics, comme le prouvaient nombre des textes d’auteurs qui avaient suivi l’appel lancé par la troupe eschoise Indedependent Little Lies et présentés samedi dernier, 11 septembre, au Musée de la résistance, sous le titre Dramkulturlandschaft Lëtzebuerg, manifestation de clôture de leur série Summerdreams. Mais on y reviendra plus loin.

« Je veux soutenir autant de projets que possible, » résumait Octavie Modert mercredi pour décrire son approche, ne pas choisir est aussi un choix, avec quelques accents sur le développement de la professionnalisation, la conquête de nouveaux publics et l’aide à l’export. « Ce qui manque, répond la libérale Colette Flesch, assise dans la salle, c’est une vision. Mais c’est pareil dans beaucoup de domaines, car nous, Luxembourgeois, nous sommes plus pragmatiques qu’intellectuels. Cela peut être une qualité, mais ça peut aussi s’avérer être une déficience. » Voyant accusé son ministère de copinage politique intra-CSV, Octavie Modert répondit du tac-au-tac : « Ah, c’est parce que j’ai nommé Bob Krieps comme coordinateur général au ministère ! ? » Un socialiste, plus, prochainement, à temps partiel, le vert Robert Garcia comme « conseiller spécial » détaché au service de la ministre, voilà ce qui devrait faire taire ces critiques – même si l’accord très rapide de subsides et de l’autorisation d’exposer la Gëlle Fra de Claus Cito à Bascharage, dans la commune dirigée par le président de son parti, Michel Wolter, pourrait à nouveau être interprété comme une preuve du contraire (voir aussi page 23).

Sur scène, deux canapés en cuir noir et la plante verte de location obligatoire, cet incontournable palmier des congrès de dentistes, prouve si besoin en restait, à quel point la culture est devenue, en dix ans, un domaine avec ses lobbies, ses corporatismes, ses intérêts, ses petits sous et ses jalousies... comme tous les autres.

Quelques jours plus tôt, c’était à Esch que la culture frissonnait, se discutait, et cela passionnément. Avec peu de moyens, ILL y monta plusieurs de la cinquantaine de textes reçus suite à un appel ciblé lancé à une centaine d’artistes et d’acteurs culturels. Natalie Ortner, metteure en scène pour le projet, trouvait une belle dichotomie entre distance et proximité, regard extérieur et complicité pour en faire un spectacle cohérent, avec une dramaturgie allant des textes accusateurs niveau lettre à la rédaction, en passant par la contribution néo-dada (Nico Helminger) au manifeste enflammé. Marc Baum, Marco Lorenzini et Pitt Simon interprètent les textes ; Jitz Jeitz illustra, commenta, interrompit avec des instruments à vent adaptés à chaque ambiance.

Des auteurs aussi divers que Serge Tonnar, Luc Spada, Ian de Toffoli, Luc Caregari, Nico Helminger, Eva Paulin, Max Thommes (voir aussi page 22), Ainhoa Achutegui, Jean-Paul Maes, Misch Feinen, Gianfranco Celestino, Marco Godinho ou encore Frank Hoffmann s’interrogent dans leurs textes plus ou moins longs, plus ou moins bien écrits, sur l’identité culturelle du pays, accusant le public de paresse intellectuelle et les artistes de ne pas prendre de risques, regrettant le manque de curiosité et la prédominance des questions matérielles en culture comme dans la vie quotidienne. Ou proclamant leur refus d’une « culture officielle » ou d’une culture uniquement événementielle. On y apprenait dix fois plus sur les enjeux et les inquiétudes du moment, les idées et les talents de cette génération que dans les discussions purement organisationnelles et financières de mercredi soir. Si la culture pleurniche, l’art par contre est libre.

Mais peut-être que le malaise actuel remonte aussi à un changement de prémisse, une certaine professionnalisation malsaine, qui sera encore accélérée avec le départ de Marc Olinger à la direction du Théâtre des Capucins : on demande de plus en plus aux acteurs culturels d’être leurs propres producteurs – un principe que Frank Feitler veut aussi adapter dans cette « troisième scène » des théâtres de la Ville. Donc un acteur de théâtre ou un metteur en scène devra alors fonder une asbl pour « monter un projet », trouver des financements, écrire des demandes de subsides et de coproductions. Au lieu de lire des pièces et de la littérature secondaire, il apprend d’abord Excel ; au lieu de discuter avec ses pairs, il cherche à comprendre les méandres du ministère de la culture ou de l’administration. Alors que des directeurs de musées ou de théâtres, des programmateurs et des directeurs artistiques visionnaires devraient en principe faire ce boulot pour eux, instiguer des projets, leur donner du travail et nourrir leurs programmations et le débat public de leurs idées et de leurs visions. Personne ne demande au comptable de service d’écrire un opéra ou un roman, pourquoi est-ce que cela doit fonctionner dans l’autre sens ?

Un État a parmi ses obligations de service public aussi celle de soutenir la créativité et le débat. Mais la liberté de l’art devrait être sans concession. Cette liberté s’acquiert en premier lieu par l’indépendance économique vis-à-vis du pouvoir, et elle se défend dans la douleur et la lutte. Le consensualisme et le « tout le monde à gagné » à la Luxembourgeoise sont ses pires ennemis.

Le titre de cet article est emprunté à Am Rande von Dada, la contribution de Nico Helminger à Dramkulturlandschaft Lëtzebuerg de ILL.
josée hansen
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