Non convaincre le collègue, mais vaincre l’adversaire. Ce lundi soir, le point culminant du hype médiatique marquait aussi le point le plus bas du débat historiographique. Vidés et dégoûtés, les historiens ont quitté l’arène du Musée Dräi Eechelen avec le désir de retrouver au plus vite la quiétude des archives et des revues scientifiques. Pour gagner la sortie, ils durent repasser par les couloirs du musée et sa collection de haches, de mousquets et de canons. Charles Barthel avait amené des dizaines de pages de citations extirpées des archives qu’il utilisait comme munition pour menacer Vincent Artuso : « Je vais vous prouver maintenant, pièces à l’appui, à quel point vous avez totalement tort ». Sa compulsion positiviste infecta le débat. La soirée vira à la valse empirique, à qui allait produire le « smoking gun », exhiber le document définitif et irréfutable qui, une fois pour toutes, allait faire taire le concurrent.
En histoire contemporaine, il est rarissime que plusieurs historiens travaillent sur les mêmes documents au même moment, au contraire des médiévistes qui doivent réinterpréter l’histoire en revenant sans cesse sur les mêmes rares sources. Or, comme l’a souligné l’historien anglais Tony Judt en 1997 dans le New York Review of Books, « even if we could somehow be assured of both the truth and the significance of a given source, no document can ever surface that will finally settle a major historical controversy. The archives of eighteenth-century France, for example, have been open for many generations now without putting an end to acrimonious historiographical debates over the origins and meaning of the French Revolution ». Le match du lundi soir rendit apparent les apories de la recherche luxembourgeoise sur l’Occupation : une réticence à conceptualiser et un isolationnisme par rapport aux recherches internationales des dernières décennies.
Pour enflammer l’ambiance, le Luxemburger Wort avait publié un article de cinq pages de Charles Barthel dans les deux numéros précédant le grand duel retransmis en livestream sur wort.lu. L’historien y avait revendiqué une recherche qui serait « systematisch und erschöpfend ». À la fin de ses interventions, c’était l’auditoire qui était épuisé. Si Artuso a construit un arc qui, examiné de près, présente des craquelures, Barthel a posé une mosaïque éclatée et indéchiffrable. Il s’est réfugié dans les questions de détails administratifs, possiblement parce que la Seconde Guerre mondiale reste pour lui un territoire largement inconnu. D’autant plus que le spécialiste de l’Arbed n’a jamais publié ou fait des recherches sur la collaboration économique durant l’Occupation.
Autour des tables de conférence, posées sur du plexiglass protégeant une maquette de la forteresse, trois intervenants parlèrent à la première personne du pluriel : « nous, l’université » (Michel Pauly), « nous, les historiens » (Vincent Artuso), « nous, les Luxembourgeois » (Charles Barthel). Mais, en fait, le grand « Historikersträit » de 2015 n’en était pas un. Pour qu’il en devienne un, il aurait fallu un débat de fond entre deux écoles historiques ou, du moins, entre une thèse et une antithèse. Or autant Barthel que, dans une moindre mesure, Artuso paraissaient étrangement isolés.
Dans son avis, le comité scientifique, chargé d’accompagner les recherches de Vincent Artuso, le félicitait pour avoir rédigé « un rapport de plus de 200 pages en quinze mois de temps de travail temps plein ». Puis de certifier que, « après avoir discuté le rapport et suggéré quelques amendements », le rapport répondait « à tous les critères de rigueur méthodologique en science historique. » A posteriori, il paraît imprudent de ne pas avoir formé une équipe de chercheurs pour rédiger et cosigner le rapport. Michel Pauly, qui présida le comité, invoque la pression du temps : « Le gouvernement ne voulait plus attendre neuf ans, comme il l’avait fait pour le rapport sur les spoliations. »
Le nom et la carrière de Vincent Artuso resteront attachés au rapport. Le jeune chercheur précaire recueillit les louanges (tellement unanimes que cela paraissait presque suspect), puis l’inévitable backlash de la critique. Pour discréditer le rapport, Charles Barthel s’en prit à son auteur, quitte à outrepasser les bons usages académiques par des qualificatifs comme « tollkühn », « abstrus », « ungeheuerliche Unterstellung », « schlicht surreal ». En réponse, le comité se retrouva et se repositionna derrière les conclusions du rapport, mais sans sortir un communiqué ou riposter dans la presse. À part Michel Pauly et Denis Scuto, les six autres membres restèrent cois. Le comité scientifique ne s’est pas mouillé outre mesure pour couvrir le jeune collègue.
Ces derniers mois, encore et toujours, à la manière d’un Gaston Vogel des sciences historiques, Barthela fait feu de tout bois, repassant inlassablement à l’attaque. Lundi soir, son vocabulaire absolutiste (« d’Preisen », « d’Lëtzebuerger », « evident », « komplett », « total ») bloquait toute convergence. Lorsqu’il était professeur de lycée, Charles Barthel se produisait en show-man un peu réac-révolté, toujours nerveux, souvent amusant. Il fumait jusqu’à l’entrée de la salle de classe, puis, en sevrage pendant une heure, tenait la craie à la manière d’une cigarette. Quand il s’échauffait et gesticulait, la craie lui glissait des doigts pour se fracasser au fond de la salle. Il avait pour habitude d’annoter les copies des élèves en y scribouillant des expressions comme « Brechreiz » ou « Gülle ».
On se croyait dans un roman d’Agatha Christie lorsque Vincent Artuso tenta doctement de déduire les motifs de son vis-à-vis : « Entre la présentation du rapport le 10 février et les excuses du 9 juin, beaucoup de mois se sont écoulés durant lesquels vous auriez pu faire part de vos remarques, et ceci de manière positive, comme contribution au débat. Mais vous avez attendu pour balancer une bombe. Qu’est-ce qui explique cette initiative ? Vous étiez en colère. Vous avez agi par colère. C’était une vengeance. Et voilà pourquoi le débat n’a pas été possible. Comment dialoguer avec quelqu’un dont le discours est à la limite de la diffamation ? » Charles Barthel répondit qu’il avait préféré garder le silence avant la séance d’excuses à la Chambre des députés pour se prémunir d’une récupération par du « bronge Blödsinn ».Vincent Artuso lança un appel emphatique à sa morale civique : « Monsieur Barthel, en tant qu’historien, en tant que citoyen, vous aviez le devoir de réagir immédiatement ! »
Jusqu’ici aucun historien n’a osé faire son coming-out pro-Barthel, dont la colère inquiète et le fait apparaître comme imprévisible. Cette colère, d’où vient-elle ? Barthel est moins un « historien CSV », qu’un « historien CGFP » (dont il fut délégué). Comme Emile Haag (Une réussite originale – Le Luxembourg au fil des siècles, 2011), il tente de remettre sur le piédestal nos grands hommes d’État menacés par des historiens iconoclastes. (Voilà ce qui explique la focalisation sur le grand Européen Wehrer.) Comme par réflexe, il défend l’honneur de la fonction publique. Sa grande empathie envers les fonctionnaires lui permet même de deviner ce que ceux-ci pensaient en leur for intérieur en 1940. Celui qui avait reproché à Vincent Artuso de procéder par « vage Verdachtsmoment – die sich durch keine zwingenden Beweise erhärten lassen » se perd lui-même dans des conjectures. Dans son article publié cette semaine dans le Wort, Barthel lit « zwischen den Zeilen », écrit en toutes lettres ce que les fonctionnaires « ahnten », pense savoir qu’ils « lachten sich wohl zunächst einmal herzlich ins Fäustchen » pour en arriver à la conclusion branlante que les fonctionnaires, plus malins que les occupants, auraient « insgeheim » compilé des listes de juifs polonais… pour les aider. (Quitte à ce qu’elles finissent plus tard entre les mains de la Gestapo).
Le rapport Artuso est sorti cette semaine aux éditions Forum, « une grande maison d’édition » ayant décliné l’offre de publication, n’y voyant pas « l’intérêt commercial », comme l’expliquait Michel Pauly, également co-fondateur de Forum, à la présentation du livre. Le texte n’a été retouché que « linguistiquement », remarquait Artuso. Le livre s’ouvre sur un sensationnel auto-sabotage. Pour rédiger la préface, Vincent Artuso avait contacté le « chasseur de nazis » Serge Klarsfeld, afin de, dit-il, « honorer la mémoire de Paul Cerf ». Le journaliste Cerf, dont le père était mort dans les camps, avait été un des pionniers de la recherche sur la Collaboration et son L’Étoile juive au Luxembourg de 1986 avait été préfacé par Klarsfeld. Trente ans plus tard, Serge Klarsfeld s’est remis à la tâche, avec plus ou moins d’enthousiasme : « Je me dois d’affronter la rédaction d’une préface », introduit-il son introduction.
« Il arrive à une conclusion un peu différente », avait averti Michel Pauly. En fait, sur un des éléments-clés du rapport, Klarsfeld propose une lecture diamétralement opposée. Il s’agit de l’ordre donné le 9 août 1940 par le Gauleiter, accepté sans broncher par Wehrer quatre jours plus tard, d’interdire le retour des « Juifs » – luxembourgeois et étrangers confondus – qui s’étaient enfuis en France après l’invasion du 10 mai. « Ce qui me semble essentiel est le sauvetage ou la perdition des Juifs, quelles que soient les conditions qui encadrent une issue favorable ou non à leur sort », postule Klarsfeld.
Dans cette logique anhistorique, car a posteriori, peu importent les intentions de la Commission administrative, c’est le résultat qui compte. « Faire des Juifs des ‘citoyens de seconde zone’ ou même des ‘indésirables’ est négatif, mais en même temps leur donner la possibilité de fuir le Reich et les territoires occupés par le Reich me semble hautement positif. » Car, sachant ce que l’on sait aujourd’hui, l’interdiction du retour « facilitait ce qui était souhaitable » : le départ des Juifs du Luxembourg, avant que ne se mette en branle la machine de l’extermination. (Du temps de la Commission administrative – donc bien avant que, le 16 octobre 1941, le premier convoi ne parte vers les camps de la mort direction Est – Adolf Eichmann et Gustav Simon misaient sur les expulsions vers l’Ouest.)
Vincent Artuso continue de défendre la pierre angulaire de son rapport. Pour lui, c’est le péché originel de la Commission. « Il s’agit d’une question de principe, martelait-il lundi soir. Cela signifie qu’à partir de ce moment-là, la législation raciale allemande est en vigueur, qu’il y a des Luxembourgeois de deux natures : les aryens et les non-aryens ». Charles Barthel répondait spontanément : « Mir sollen ons elo net hei em sou Kinkerlitzchen streiden ». L’auditoire fut momentanément abasourdi. Mais Barthel retrouva promptement sa verve de polémiste, promettant des arguments « déi Iech komplett widderleeën, awer sou eppes vun komplett widderleeën. »
L’enfermement dans une mécanique de l’attaque risque de mener Barthel sur une pente glissante. Dans son article publié lundi dans le Wort, Barthel rapproche ainsi les listes concoctées en 1940 par la Commission administrative avec celles du Consistoire et du «Ältestenrat » en 1941 et 1942. Et de noter : « Ich würde mich niemals erdreisten, sie an den Pranger zu stellen, wie andere Wehrer und dessen Kommissionsmitglieder, um sie voreilig und, wie sich nun herausgestellt hat, durch irrtümlich angelastetes Unrecht zu verurteilen ». Faire allusion à Alfred Oppenheimer pour dédouaner Albert Wehrer, l’opération est peu subtile. Surtout si l’on sait que l’Ältestenrat malgré-lui sera déporté à Theresienstadt, où sa femme mourra d’épuisement, puis à Auschwitz, où son fils sera gazé, tandis que l’ex-fonctionnaire, après trois mois à la prison de Trèves, vivra en exil à Leipzig où il se refera rapidement une situation dans une filiale de l’Arbed.
Ce mardi matin, dépassé par le défi technologique, Marc Wehrer (84 ans) n’avait toujours pas réussi à visionner la vidéo de la conférence, mise en ligne la veille sur wort.lu. Mais sa fille lui a dit que « les deux premières heures on n’a parlé que de Wehrer ». Il est surpris qu’aucun journaliste ou historien ne l’ait contacté. Le témoignage du fils d’Albert Wehrer apporte peu de nouveau, si ce n’est la perspective d’un enfant qui a fait sa communion le 25 avril 1940 et qui, quinze jours plus tard, sera tiré de son sommeil par les coups de fil de Joseph Bech et les allers-retours de son père. Des premiers mois de l’Occupation, il a peu de souvenirs, sauf que tout empire avec l’arrivée du Gauleiter. Marc Wehrer évoque les visites de la famille, conduite par le chauffeur privé de l’ambassadeur américain Platt Waller, au père emprisonné à Trèves, puis un voyage à Leipzig, où le père était exilé. Un soir en 1945, il est de retour, ramené dans un autobus réquisitionné par les Américains.
Albert Wehrer, l’homme de confiance de Joseph Bech, était-il proche de la Rechtspartei ? « Doudsécher net !, répond le fils. Mon père était un libéral, ami intime d’Émile Hamilius et d’Eugène Schaus. » (Il était également ancien de l’Assos, après avoir quitté une Nationalunio’un en voie de fascisation.) Son père aurait été « een Lëtzebuerger , een gudden Lëtzebuerger », conclut Marc Wehrer. « Ils avaient peur ; ces gens avaient peur ! », s’était exclamé Charles Barthel la veille en parlant de l’arrestation d’Albert Wehrer. La réaction d’Artuso fut inconsidérée : « Cela est extrêmement anecdotique. Cela n’apporte absolument rien au sujet. » Mais peut-on comprendre la collaboration sans comprendre la peur ?
Tandis que Vincent Artuso opposa Commission administrative et gouvernement d’exil (la première se serait considérée non comme représentante de la seconde, mais comme son « successeur »), Charles Barthel, rejoint sur ce point par Henri Wehenkel, y voit deux faces d’une même pièce. La lecture d’Artuso avait permis de blanchir les ministres et de faire porter le blâme aux fonctionnaires. Or, la stratégie du gouvernement rappelle la division du travail de l’Arbed : Aloyse Meyer était rentré au Luxembourg, tandis que Gaston Barbanson cherchait les faveurs des Alliés. Les sidérurgistes étaient ainsi assurés de se compter parmi les vainqueurs. Henri Wehenkel pointa que la Commission administrative, poussée dans une logique de « collaboration forcée », n’aurait pas osé agir sans l’appui des milieux économiques et politiques (qui, en 1940, tablaient encore sur une paix de compromis entre le Troisième Reich et le Royaume Uni). Albert Wehrer, représentant-type de l’Arbed-Stat, n’aurait pas pris une décision sans avoir cherché le consentement des barons du fer.
« En un sens, écrivait Vincent Artuso en 2011 dans Forum, l’on peut estimer que le 10 mai 1940, ce n’est pas le Grand-Duché de Luxembourg que la Wehrmacht envahit, mais l’Arbed. » Il y a à parier que le Reich s’intéressait plus à la deuxième puissance sidérurgique d’Europe qu’à une demi-douzaine de hauts fonctionnaires. En 1938, l’Arbed exporta 47 pour cent de sa production en Allemagne. Entre 1942 et les six mois de 1944, la guerre totale dopa la production luxembourgeoise. « Mais qu’allons-nous raconter aux enfants ? », demandait à plusieurs reprises le modérateur désemparé du débat. Peut-être les enseignants d’histoire pourront-ils évoquer le pragmatisme luxembourgeois.