Octobre 1944, l’Union des mouvements de Résistance s’adressa au directeur de Radio Luxembourg : « De tous côtés, nous avons reçu des réclamations au sujet de la voix peu radiophonique et de l’accent allemand d’un speaker du poste émetteur Radio Luxembourg. […] Ce speaker parle dans les émissions en langue luxembourgeoise et en langue allemande. Nous tenons à vous dire que ces dernières ne nous intéressent guère. Mais nous exigeons que ce Monsieur ne parle plus dorénavant dans les deux quarts d’heure luxembourgeois. »1
On ne plaisantait pas avec la langue luxembourgeoise en ces temps-là. Le luxembourgeois était la langue maternelle des Luxembourgeois. Il touchait à ce que les Luxembourgeois avaient de plus libre, de plus intime, à leurs souvenirs d’enfance, aux couches les plus profondes de leur moi. L’Occupation avait commencé par une guerre des langues. Les Luxembourgeois avaient été agressés dans ce qu’ils avaient de plus cher par les affiches du Gauleiter : « Sprecht deutsch wie Eure Vorfahren! Schluss mit dem fremden Kauderwelsch! Eure Sprache sei deutsch und nur deutsch. »2
La voix peu radiophonique à l’accent allemand appartenait à Eugène Heinen, un jeune homme qui avait été envoyé en Allemagne en 1936 pour y faire des études de phonétique. Le gouvernement entendait lutter contre l’accent des enseignants luxembourgeois qui constituait un obstacle à l’approfondissement des relations avec l’Allemagne. Eugène Heinen s’était fait connaître lors de l’hommage que la Gesellschaft für deutsche Literatur und Kunst rendit au poète national Nikolaus Welter pour son 70e anniversaire. Le Luxemburger Wort loua le talent d’un artiste, « der sich in der Gestaltung […] der balladenhaften und dramatisch dahingewuchteten Werke als sprach- und ausdrucksvollendeter Tragöde erwies. »3
Personne n’aurait jamais pris Léon Moulin pour un Prussien. Il avait été engagé comme speaker parRadio Luxembourg lors de la fondation du poste en 1933 et il était la mémoire vivante du dialecte luxembourgeois, un conteur pour enfants et pour adultes à la voix grave et rocailleuse. Moulin et Heinen formaient un couple idéal, l’un était doué pour le tragique et l’héroïque, l’autre était tout à fait capable de faire rire ou sourire, l’un était un fidèle de Nik Welter, l’autre de Batty Weber. Aux jours les plus sombres de l’Occupation, les Luxembourgeois eurent le droit d’entendre Heinen et Moulin leur parler en luxembourgeois sur les ondes du Großsender Luxemburg. Ces émissions d’une heure et demie par semaine furent présentées en 1940-41 sous le titre « Unsere Heimat » et de 1942 à 1944 sous le titre « Der Mosellandspiegel ».
Marcel Fischbach, le commentateur attitré du Wort fut plein d’éloges après l’émission d’octobre 1940 : « Der innige und kernige Vortrag der Künstler Eugen Heinen und Leo Moulin » prouvait selon lui que le luxembourgeois était malgré tout riche en possibilités. « Erlebte Heimat, herzhaft und innig, frisch saftig und spritzig. »4 Le Sicherheitsdienst (SD) par contre s’inquiétait: « Der Großsender Luxemburg brachte am 27.10.40 eine Heimatsendung in luxemburgischer Mundart unter dem Motto ‘Eine Renert-Fahrt durch Luxemburg’. Bei der Sendung wirkte der deutschfeindliche (!) Künstler Eugen Heinen mit. […] Es ist direkt verkehrt, immer wieder Sendungen in Luxemburger Mundart durchzugeben. Die augenblickliche Lage in Luxemburg verlangt, dass der einheimischen Bevölkerung ausschließlich Stoffe in hochdeutscher Sprache geboten werden, denn Sendungen in luxemburgischer Mundart werden als Zeichen der Ohnmacht gegenüber den sogenannten Heimatbestrebungen und der darauf gründenden Eigenstaatlichkeit gedeutet. »5
Trois semaines plus tard, le SD envoya un nouveau cri d’alerte à Berlin: « Am 18. November führte die Luxemburger Volksbühne die luxemburgische Operette ‘Wann d’Blieder falen’ von Emil Boeres auf. Der Vorstellung ging eine von den deutschfeindlichen Kreisen Luxemburgs getragene sehr starke Propaganda voraus. » La pièce avait été créée en 1937 dans le but, selon le SD, de démontrer que le Luxembourg possédait une culture et que cette culture était différente de la culture allemande. « Der Besuch der Aufführung war äußerst stark. Es hatten sich fast ausschließlich Luxemburger eingefunden, die den Spielern bisher noch nicht gekannte Ovationen darbrachten. […] Der Text ist so stark mit französischen Ausdrücken und Wörtern durchsetzt, dass er für deutsch empfindende Zuhörer eine direkte Herausforderung darstellt. »6
Dans le Luxemburger Wort, Pierre Cariers s’émerveilla: « Man erlebte wie das Volk sich mit seiner Sprache eins fühlte. Und das Volk wurde sich auch wieder an diesem Abend bewusst, wie es sich in der luxemburgischen Sprache so herr-lich singen und spielen lässt. » La Luxemburger Zeitung de Batty Weber se permit même une question impertinente: « Wie wäre es, wenn die Trierer diese luxemburgische Darbietung einmal in ihrem Stadttheater kennen lernen wollten? Das Triererisch ist ja mit unserem Luxemburgisch so nahe verwandt, dass man drüber wohl verstehen könnte wo ‘d’Blieder falen’. »7
Il ne faudrait pas trop vite conclure de ce qui précède à une forme de résistance à l’ordre nouveau. Boeres avait reçu l’accord des autorités allemandes quand, en novembre, il remonta sur scène avec son groupe de la « Luxemburger Nationalbühne » rebaptisée « Luxemburger Volksbühne ». Dans les lettres de rappel qu’il adressa à des compagnons dubitatifs il ne fit pas mystère de son espoir de professionnaliser le théâtre luxembourgeois grâce au soutien de l’occupant : « Nunmehr aber wird die von den deutschen Behörden eingesetzte Volksbühne ausgebaut und ich, als Leiter derselben, reflektiere auf alle unsere guten Kräfte für die Mitarbeit, die (ohne finanzielle Gefahr) noch nie so günstig und zufriedenstellend war wie grade jetzt und in der Zukunft. […] Denn eine andere Bühne wird nicht mehr existieren. » De belles perspectives s’ouvraient aux artistes luxembourgeois : « Jetzt sind wir, dank der Opfer, endlich so weit, dass wir von den deutschen Behörden eingestellt und entschädigt werden. […] Denn mit diesem Etat ist ein festes monatliches Einkommen verbunden, das den Rollen und der Arbeit entsprechend eingeteilt wird. »8
Emile Boeres était le fils d’un membre de la musique militaire. Né en 1890 à Luxembourg, il participa au mouvement nationaliste Nationalunio’n, partit faire des études en Allemagne, essaya de faire carrière à Berlin, influencé par l’opéra viennois, avant d’être obligé de rentrer au pays en 1932, victime de la crise et de la montée du nationalisme. Selon Joseph Hanck il connut alors de nouveaux déboires : « In Luxemburg, seiner Heimatstadt machte er nun die unangenehmste Erfahrung und musste mit Bedauern zusehen wie ausländische, meist fremdrassige Elemente seinen berechtigten Anspruch auf eine Dirigentenstelle streitig machten. » Boeres fonda le Luxemburger Musikverband qui se proposait de lutter contre la concurrence déloyale des artistes allemands réfugiés au Luxembourg et les effets néfastes « der immer stärker in Erscheinung tretenden Überfremdung des einheimischen Musikwesens. »9
Dans ce combat, Boeres reçut un soutien de poids. Le chanoine Dominique Heckmes, organiste de la Cathédrale et critique musical du Wort, avait comme Boeres fait ses études musicales en Allemagne où il avait été envoyé par l’évêque Koppes avant la Première Guerre mondiale. Aumônier au Lycée de jeunes filles, professeur de musique au Séminaire et à l’École Normale, Heckmes représentait l’autre tradition musicale, plus austère, celle des chorales Ste Cécile et des chants de l’« Oktave », des « Jünglingsvereine » et de la « Landwuelbewegung ». Depuis vingt ans, il menait un combat inlassable contre les musiques juives, tsiganes, noires américaines, atonales et décadentes. 10
En 1934, Boeres créa la « Wiener Operette » et en 1935 le groupe de théâtre amateur « Luxemburger Operettenbühne » qui devint en 1937 la « Luxemburger Nationalbühne ». Il créa les nombreuses comédies musicales : Spuenesch Blutt, Fre’jor, Den E’wege Wé, De Bloen Hary, Wann d’Blieder falen. Ces représentations connurent un grand succès grâce au concours de comédiens chevronnés et de jeunes talents comme August Donnen, Leo Moulin, Otto Niedner, Hary Haagen, Leo Mayer, Batty Nickels, Victor Jaans, Ketty Schilling, Clemy Poiré, Margot Fritz. Lucien Koenig, le fondateur de la Nationalunioun, commanda à Boeres une ouverture pour la pièce de combat nationaliste De Le’f vu Letzeburg et lui demanda une musique pour son hymne U Letzebuerg.11 En 1937, Boeres fut nommé « Kapellmeister » à Mondorf-les-Bains après avoir évincé le francophile Venant Paucké et le réfugié allemand Efim Schachmeister.
Tous les membres de la « Volksbühne » répondirent en novembre 1940 à l’appel de Boeres et tentèrent l’aventure téméraire d’un théâtre luxembourgeois sous occupation allemande. Le succès fit taire les nazis les plus réticents. En mars 1941, Boeres connut une promotion spectaculaire. Il fut nommé chef de l’orchestre du Großsender Luxembourg en remplacement du musicien allemand Leo Eysoldt.12 Boeres avait gagné la confiance des nouvelles autorités, ce que Hanck confirma dans la presse : « Die verantwortlichen deutschen Kulturstellen haben die Fähigkeiten des Luxemburger Boeres voll erkannt (und ihn) mit der Bildung und Leitung eines Orchesters beauftragt, das allwöchentlich Konzerte gibt, die vom großdeutschen Rundfunk als Reichssendung in alle Welt übertragen werden. Der Name Emil Boeres hat einen guten Klang nicht nur in Luxemburg, sondern auch im Altreich. »13
Le Sicherheitsdienst des Einsatzkommandos der SS n’avait pas eu le dernier mot. Le SD était un organe d’information et de surveillance, son domaine était la répression. La culture et la propagande obéissaient à d’autres impératifs et étaient du ressort de la Aussenstelle des Reichspropagandaamtes in Luxemburg qui avait été installée pendant l’été 1940 sous la direction du Dr. Albert Perizonius et dépendait directement du Dr. Goebbels. Le conflit entre les hommes du Reichssicherheitshauptamt et les hommes du Reichspropagandaamt persista pendant toute la durée de l’Occupation et conduisit en janvier 1942 au rappel de Perizonius à Berlin suivi de son retour cinq mois plus tard comme directeur du Reichssender Luxemburg.14
Les propagandistes nazis exposèrent leur programme culturel fin novembre 1940 lors d’une « Tagung » au siège de la « Propagandastelle » dans l’ancien bâtiment de la Chambre des Députés. Il s‘agissait pour eux de faire pénétrer jusque dans les couches les plus profondes de la vie populaire l’idée ethnique (« das Volkstum als Basis jeder Kultur ») et d’assurer la « Durchdringung von Sinnen und Seele des Luxemburger Menschen mit jenen Werten deutschen Schöpfertums, die ihm in der langen Zwischenzeit geistiger Verarmung vorenthalten worden waren. » Ces valeurs étaient: « Lebensganzheit, Autorität, Führertum, treuer Dienst und gesunde Tradition ». Il fallait imprégner « die geistige Lebensform der Luxemburger, sie einbeziehend in den Geistesraum aller deutschen Menschen » en éradiquant les ferments de « liberalistisch-demokratischer Zersetzung ».15
Les nazis avaient de grandes ambitions culturelles pour le Luxembourg. En février 1941, le Gauleiter annonça la construction d’un théâtre pour 1 400 personnes et d’un monument pour Jean l’Aveugle, mort au combat contre les Anglais, à la place du monument de la « Gölle Fra » qu’ils avaient détruit en octobre.16 Après un an d’activité, les nazis purent faire état d’un bilan impressionnant : 70 représentations théâtrales, treize opéras, quinze opérettes, onze « Lustspiele », douze « Schauspiele ». La Gesellschaft für Literatur und Kunst qui s’était démultipliée en treize « Kunstkreise » parcourait le pays avec à son actif 200 manifestations culturelles, conférences, soirées de récitation tandis que le Conservatoire devenu « Landesmusikschule » avait à son actif huit concerts. Cette activité culturelle des nazis disposait de plusieurs canaux, la page culturelle du Luxemburger Wort, encore partiellement sous influence catholique, les émissions de radio et les activités culturelles des organisations nazies.
Le ministère de la Propagande avait déjà diffusé en février 1940 des émissions en langue luxembourgeoise à partir de Francfort. En mai 1940, la Wehrmacht prit possession des installations de Junglinster qu’elle remit immédiatement en état de marche pour en faire à la mi-juin un Wehrmachtsender avec l’aide de deux employés luxembourgeois ralliés à la cause allemande, Hanns Divo et Jan Pétin. En août 1940, le poste fut repris par la Reichsfunkgesellschaft Berlin et intégré au dispositif des 80 Europasender qui émettaient dans 27 langues, alternant les bulletins d’information et les émissions musicales. L’émetteur de Luxembourg était le plus puissant d’Europe, un bastion indispensable dans la guerre de propagande.
Les organisations nazies n’hésitèrent plus à demander le concours des artistes luxembourgeois pour agrémenter leurs réunions par ailleurs fort ennuyeuses. La Gedelit, la Volksdeutsche Bewegung (VdB), Kraft durch Freude, la Deutsche Arbeitsfront, le Winterhilfswerk s’arrachèrent les artistes pour animer leurs innombrables « Kameradschaftsabende, Betriebsappelle, bunte Abende, Kreistage, Sammeltage, Tage der Kunst, Tage der Jugend, Tage der Polizei ».17
En février 1941, ils jouaient pour la VdB à Grevenmacher: « Erfreulicherweise waren erstmalig Volksgenossen von jenseits der Mosel erschienen, die Distriktsleiter Lichtfuß besonders herzlich begrüßte, er wies darauf hin, dass die Mosel aufgehört habe ein Grenzfluss zu sein zwischen einer Bevölkerung, die standesmäßig zusammengehört. […] Stürmischer Beifall erzielte das Lied aus der Operette Wenn die Blätter fallen, gesungen von Otto Niedner in Luxemburger Dialekt, sowie Ich weiß dass wir uns wiedersehen.18 En mars 1941, la Volksbühne joua D’Joffer Marie-Madelaine de Josy Imdahl, en octobre, la Mummséiss de Dicks et De Kannonéier de Batty Weber, en novembre D’Wonner vu Spéissbéch de Batty Weber avec August Donnen dans le rôle du « Hanepe’p ».19
Fin novembre 1941, ce fut pour un « Betriebsappell » de la Deutsche Arbeitsfront aux ateliers des chemins de fer que les artistes furent appelés en renfort. Après un discours musclé du Gauobmann Doerner qui rappela aux cheminots la nocivité des idées de démocratie, de socialisme international, de liberté, d’égalité et de fraternité en fustigeant le rôle funeste du juif Karl Marx, « des grossen Verneiners jeglicher Kultur », la scène fut occupée par « die unverwüstliche Komikerschar August Donnen, Hary Haagen und Leo Mayer. Die Zeit verging schnell und die Stimmung erlebte ihren Höhepunkt mit dem gemeinsamen Absingen des bekannten Liedes der Lili Marleen ».20
Cette étrange tolérance ne semble pas avoir inquiété ceux qui croyaient défendre la langue luxembourgeoise et la culture luxembourgeoise. Une partie du répertoire théâtral luxembourgeois correspondait manifestement au goût et aux conceptions des nazis qui applaudissaient à tout rompre. Ce répertoire était fait d’emprunts à une même culture populaire, les chansons à boire de Rhénanie, le vaudeville viennois, les chansonnettes de mirlitons. Le patriotisme compris comme un retour à la terre et un appel au sang, les stéréotypes de tous ordres combinés à la marginalisation de tout ce qui était ressenti comme excentrique et hors norme n’avaient rien pour déplaire aux nazis, tant que cela ne débouchait pas sur le séparatisme ou le cosmopolitisme. Pit Schlechter analysa en 1974 les ressorts de ce qu’il appela « Triviales Theater »21 en citant une remarque révélatrice de Lucien Koenig qui, en 1939, fit l’éloge d’un genre « wo’ lâng vrum ‘Führer Adolf Hitler’ d’Theorie vum Blutt duerchgefe’ert get, ower och d’Kraft vun der Scholl op de Mönsch hir grouss Roll spillt. »22
L’exemple de la pièce D’Joffer Marie-Madelaine de Josy Imdahl, pièce patriotique créée au début de la Première Guerre mondiale, est édifiant. L’auteur met en scène une jeune fille qui était partie travailler à Paris et ne savait plus parler un luxembourgeois correct, suivait les modes les plus ridicules et s’aspergeait de parfum pour être finalement subjuguée par un mal du pays plus fort qu’elle. La censure allemande de 1940 se contenta de supprimer la Hémecht qui saluait la conversion finale. Le même sort fut réservé à l’oeuvre de Batty Weber. Le Völkischer Beobachter, l’organe très officiel du NSDAP, lui rendit hommage en novembre 1940 pour son 80e anniversaire: « So wird zum Bei-spiel sein Volksstück vom hessischen Kanonier Gottlieb Hurra, das 1814 in den Freiheitskämpfen spielt, sein Drama De Sche’fer vun Asselbur, das den Klöppelkrieg zum Gegenstand hat, oder manche seiner volkstümlichen, singspielartigen Operetten immer im gesamtmoselfränkischen Raum Anklang und Widerhall finden. »23
La prédilection nazie pour le folklore et les langues régionales n’était pas une attitude tactique accordant au peuple luxembourgeois un sursis avant la germanisation intégrale. Avec la transformation de la guerre en croisade européenne à partir de juin 1941, l’appel à un patriotisme perverti devenait un mot d’ordre de la propagande hitlérienne. Le luxembourgeois eut droit à une nouvelle promotion au même titre que le breton, le celte ou le néerlandais. Pour les artistes de la « Luxemburger Volksbühne » de nouveaux champs d’action s’ouvraient. À partir de l’été 1941 le groupe joua une douzaine de représentations à Arlon, à Athus, Thionville, Knutange, Florange et Paris à l’invitation des organisations annexionnistes. Le rêve du Grand Luxembourg s’accordait maintenant avec l’appel du « Heim ins Reich ». Un patriotisme sous protectorat allemand sur le modèle de la Première Guerre mondiale se nourrissant des dépouilles de la France et de la Belgique vaincues.
En juillet 1941, on joua au Kino-Palast Perbem d’Athus le Landstroosselidd de Boeres: « Niemand wird sich zu erinnern wissen, dass jemals in Athem (=Athus) ein luxemburgisches Stück aufgeführt wurde. […] Nichts wurde geboten, was dem Empfinden der urwüchsigen Bevölkerung irgendwie entgegenkam. » En novembre 1941, à Arlon : « Es war vor einigen Wochen, als im deutschsprachigen Gebiet von Arel nach langer Zeit endlich wieder Mundarttheater geboten wurde: damit bewiesen die, die spielten, so sehr wie die, die zu Gast waren, dass sie gewillt sind, alter Art die Treue zu halten. […] Aus dem nahen deutschen Luxemburg kam Emil Boeres, der luxemburgische Operettendichter, mit seiner erprobten Laienspielerschar von der ‘Luxemburger Volksbühne’ […] » En undécembre 1942, à Knutange en Lorraine allemande on joua De bloen Hary du même Boeres : « Ganz besonders schön aber ist es bei dieser Luxemburger Volksbühne dass ein so ausgezeichnetes Laientheater mit so guten Stücken im Dialekt unserer Heimat spielt, im Moselfränkischen von Nordlothringen, Luxemburg, Trier und Aachen. »
La Luxemburger Volksbühne connut son apothéose en juin 1943 avec la représentation de Fre‘johr au Théâtre des Champs Elysées à Paris. Le chef de la Volksdeutsche Bewegung de France présenta le groupe en se félicitant, « dass dieser eindrucksreiche Tag eine wichtige Etappe auf dem Wege der Vorwärtsentwicklung sei. Auf diesem Weg wollen wir verantwortlichen Träger des volksdeutschen Gedankens hier im Auslande nunmehr mit neuen Kräften weiterwirken, so lange, bis auch der letzte anständige und wert-volle Luxemburger in Frankreich die natürliche Wegrichtung ‘Heim ins Reich’ gefunden hat. »24 Les artistes furent logés dans un hôtel réquisitionné par les Allemands et profitèrent pendant trois jours de leur séjour qui fut payé entièrement par le « Propagandaamt ». Les participants qui eurent également droit à des honoraires, furent un peu désappointés quand ils apprirent que Kratzenberg les accompagnait, estimant « dass nun die Reise ‘verschass’ sei. »25
Le régime gâta les membres « der wackeren Lützelburger Künstlerschar »26 de diverses façons. Le 19 décembre 1942 fut inaugurée la « Schlossschenke » installée au rez-de-chaussée du Palais Grand-Ducal, une sorte de club privé pour artistes méritants. Une quarantaine d’artistes luxembourgeois étaient admis à ces beuveries exclusives. Le 20 mars 1943, le Kreisleiter Schreder mit fin à une de ces réjouissances, reprochant aux fêtards de s’asseoir sur les mêmes chaises que la grande-duchesse : « Wenn die Sache bis morgen nicht zu ist, dann komme ich mit meinen Nationalsozialisten und schlage ihnen die ganze Bude zusammen. » Hanns Divo quitta le château vers minuit quarante-cinq ensemble avec Norbert Jacques : « Zurück blieben nur noch die Herren des Sängerbundes und Chorleiter Wagner. »27
L’ultime épisode de la collaboration culturelle se déroula en décembre 1944 au Grand Hôtel de Bad Mergenthein, situé dans le Nord du Bade-Wurttemberg, quand Radio-Luxembourg fut obligé de se taire en raison de la Bataille des Ardennes. Un émetteur nazi reprit les émissions en langue luxembourgeoise avec huit employés, dont Jan Pétin, Eugen Ewert, l’ingénieur J. Kremer et le peintre J. Thill, ce dernier comme responsable pour les sketches en luxembourgeois. Le Gauleiter Simon et le Landesleiter Kratzenberg y prononcèrent leurs derniers discours28.
Emile Boeres n’assista pas au dénouement de la guerre. Le 18 août 1944, il fit une chute de vélo qui fut mortelle. Ses œuvres furent interdites de façon posthume pour une durée de dix ans. Divo, Ewert et Pétin furent condamnés pour collaboration. L’artiste le plus sévèrement sanctionné fut paradoxalement August Donnen, lui qui avait parodié le Führer dans la Revue de 1936. Il n’avait pas su résister au plaisir de faire rire les nazis et avait été volontaire pour toutes les excursions en France et en Belgique occupées. Il fut interdit de scène jusqu’en 1947. Moulin reçut un blâme non public, il avait rompu avec Boeres en octobre 1941. Heinen réussit à se soustraire aux pressions allemandes en poursuivant ses études de phonétique à l’université de Fribourg. L’Union patriotique lui pardonna en janvier 1945 et il partit se perfectionner en français à l’Université de Nancy. Otto Niedner couronna sa carrière comme « jugendlicher Heldentenor » au Staatstheater Bonn, un autre artiste luxembourgeois, Florent Antony, joua comme « Staatsschauspieler » pour les troupes allemandes stationnées à Varsovie, Cracovie et Litzmannstadt. La « Volksbühne » reprit ses activités en 1946 sous un nouveau nom, « Hémechtstheater ». Elle eut quelques difficultés avec la Ligue des déportés et prisonniers politiques29, puis tout se tassa. Le public leur resta fidèle, habitué à une culture se disant patriotique.