Biographies luxembourgeoises (9) : Martin Schiltz

L’homme de la police secrète

d'Lëtzebuerger Land du 06.11.2015

Le brigadier Martin Schiltz n’était pas un policier ordinaire. Il était le chef de la police secrète, la « Sûreté publique »1, l’unité qui menait les enquêtes, supervisait les hommes de terrain, informait le pouvoir. Schiltz était l’homme le mieux renseigné du pays, l’homme qui savait tout. Il défendait l’État, il était l’État, l’ordre, le pouvoir, la loi. Schiltz avait la confiance de ses supérieurs, il était leur instrument, leur chien de garde.

« Schiltz Martin war vor dem 10. Mai 1940 ein tätiger und sehr strebsamer Kriminalbeamte. Ein gewaltiges Maß von Energie war ihm eigen. Er scheute keine Mühe, selbst in schwierigsten Untersuchungen zu einem Resultat zu kommen. Sein Diensteifer, seine Weitsicht und ihm eigener Spürsinn wurden durch ausserplanmässige Verleihung der Vermeillemedaille im Orden der Eichenlaubkrone am 23.1.38 anerkannt. »2 Deux journées suffirent pour ruiner la carrière de ce fonctionnaire exemplaire, le 10 mai 1940 et le 11 septembre 1944, le jour de l’invasion et le jour suivant la libération.

L’après-midi du 11 septembre, les fonctionnaires de la Sûreté Publique reprirent leur service dans leurs anciens bureaux. Ils firent savoir à Schiltz qu’ils ne travailleraient plus avec lui. Le CIC de l’armée américaine s’occupa ensuite de Schiltz, mais le relâcha quatre jours plus tard. En temps normaux on aurait parlé d’une mutinerie. Mais les temps n’étaient pas normaux. Pouvait-on passer tout simplement à l’ordre du jour, comme si rien ne s’était passé pendant ces quatre années ? Ne fallait-il pas rendre compte de ce que chacun avait fait ou n’avait pas fait ? Ne s’étaient-ils pas tous compromis en restant à leur poste, policiers dans un régime policier ? Le commandant de la gendarmerie, le capitaine Stein, trouva la solution. Il demanda aux accusateurs de formuler leurs griefs par écrit et pria Schiltz de rester en attendant à la maison. Schiltz ne fut pas condamné, mais il ne retrouva jamais son ancien poste. Il fut la victime d’une épuration avant l’épuration, d’un fait accompli en l’absence du gouvernement et hors de tout contrôle judiciaire.

Dans la nuit du 9 au 10 mai 1940 Schiltz se trouvait aux côtés de Bodson, ministre de la Justice depuis un mois, qui avait pris la direction des opérations, généralissime de cette nuit mémorable. Schiltz conduisit Bodson à travers la ville pour inspecter « les repaires de la Ve Colonne ». « Mein Koffer zur plötzlichen Abreise war schon vor Wochen im Voraus gepackt. Ich hatte auch dem Herrn Justizminister, mit dem ich in der Nacht vom 9. zum 10. Mai 1940 im Auto in der Stadt herumgefahren war, an das ihm seinerseits gegebene Versprechen erinnert. Ich erhielt zur Antwort: ‘sauve qui peut’. Mir war zum Verlassen des Landes keine Transportmöglichkeit geboten und ich musste alles über mich ergehen lassen, was auch kommen konnte. »

Les ministres partirent, les fonctionnaires restaient. Bodson quitta la Caserne du Saint Esprit à 4.30 heures du matin. Le chef de la Sûreté eut encore le temps d’avertir un de ses informateurs de l’arrivée imminente des Allemands, il regagna ensuite son bureau et détruisit « tous les rapports compromettants ».3

Schiltz avait peur, très peur. « Der einzige Ausweg, sich der Festnahme zu entziehen, wäre der Freitod gewesen, an den ich ernstlich gedacht hatte. » À 10 heures la « Geheime Feldpolizei » occupa les bureaux de la Sûreté et arrêta Schiltz en même temps que les sept autres membres de la Sûreté. Elle perquisitionna également son domicile privé. Les huit gendarmes rejoignirent dans la prison du Grund les cellules des prisonniers qu’ils avaient fait arrêter comme espions, le policier Thurpel, les frères Simon, les époux Hansen et Roger Hentges, désormais libres. Les chasseurs d’espions étaient devenus gibiers de potence.

Les Allemands voulaient connaître le fonctionnement du service de contre-espionnage, les noms des agents, son financement, ses liens avec les services français et belges. Ils voulaient savoir qui avait arrêté leurs propres agents, qui les avait dénoncés, trouver les failles, les fuites, les trahisons. Ils voulaient mettre la main sur les déserteurs allemands, avoir accès aux dossiers sur les adversaires du régime nazi afin de les mettre hors d’état de nuire.

Martin Schiltz, né en 1887 à Kaundorf, avait été nommé comme gendarme en 1911. En 1929 il fut chargé au sein de la Brigade Criminelle de la mise en œuvre de la circulaire Dumont du 20.11.1928 qui permettait aux gendarmes de refouler les étrangers sans autre forme de procédure et qui donnait lieu à toutes sortes d’abus. Dans un rapport de novembre 1929, Schiltz fit état du refus des employés de l’État civil de la Ville de Luxembourg de coopérer avec lui. Il réussit néanmoins à constituer un fichier de 1 080 étrangers irréguliers.4 Pour la seule année 1929, le Parquet enregistra 1 101 renvois d’étrangers, dont 244 expulsions et 816 refoulements à la frontière. La chasse aux indésirables atteignit vite des dimensions considérables.5

Le 6 novembre 1929, le ministre de la Justice Dumont créa une section spéciale au sein de la Brigade Criminelle dotée de deux fonctionnaires chargés de surveiller les étrangers, une structure informelle constituée essentiellement d’une boîte aux lettres et d’un fichier central. Auparavant, la surveillance des étrangers se faisait au niveau local. La réorganisation se faisait dans le cadre de la centralisation de l’appareil répressif et de la création de la police municipale étatisée.6

Pour coordonner l’action répressive et faire cesser les abus, le gouvernement Bech mit en place par arrêté ministériel du 11 décembre 1935 une commission chargée d’examiner tous les cas individuels proposés pour l’expulsion. Ce que nous avons appelé le « cabinet noir de Monsieur Bech » était composé des représentants du Parquet, du ministère de la Justice et du ministère d’État et présidé par Joseph Carmes, l’homme de confiance de Bech.7

En 1936, le gouvernement décida de renforcer la section spéciale de la Sûreté et de lui attribuer cinq agents et de nouveaux pouvoirs. « Ab dem 10. April wurde seitens des Ministers der Justiz, Herrn Dumont, dieser Spezialdienst mit der Überwachung der Spionage und seitens des Staatsministers, Präsidenten der Regierung, Herrn Bech, ab 12.10.1936, mit derjenigen der kommunistischen und anarchistischen Propaganda beauftragt. »

La formulation de Dumont parlait d’espionnage, un mot qui n’était défini par aucun texte législatif. Le Luxembourg était neutre et n’avait donc pas d’ennemis. La formulation de Bech était plus explicite, elle visait « la propagande communiste ou anarchiste », donc un délit d’opinion. Elle s’appuyait sur une interprétation des Traités de Londres de 1868 et de Versailles de 1920 qui liait le statut de neutralité à l’obligation du maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières.

Le gouvernement mit à la disposition de Schiltz les onze brigades concernées par des « agissements subversifs », pour procéder à un contrôle général de tous les étrangers du pays, ville par ville et selon le degré de dangerosité avec : a) ceux qui pourraient jouer un rôle de meneur lors d’une insurrection, b) ceux qui au premier signe s’attrouperaient et passeraient à des actes violents, c) ceux qui adhéraient aux idées et se laisseraient entraîner à de tels actes.8 Nous ne possédons pas de copie du registre complet remis par le chef de la gendarmerie, mais ce branle-bas de combat atteignit vite les limites des moyens disponibles de la gendarmerie, 21 hommes étant détachés en permanence sur des effectifs de 225 hommes. L’état-major décida alors de se limiter « auf Beobachtung der Parteigänger und ihrer Presse ».

Avec les décrets d’octobre 1936 une nouvelle ère commençait pour les policiers luxembourgeois. Martin Schiltz en était bien conscient. Il remplaça dans l’en-tête de ses rapports l’expression « Fremdenpolizei » par « Politische Polizei ». Au même moment le gouvernement déposa devant la Chambre la loi sur la protection de l’ordre politique et social appelée par ses adversaires « loi-muselière », texte rédigé par le même Joseph Carmes.

L’action policière passait progressivement de la répression des délits à l’action préventive en vue d’une confrontation politique, « une insurrection », annoncée comme un fait certain. Ce n’étaient plus seulement les étrangers en infraction avec la législation qui étaient visés, mais les « éléments étrangers dangereux », les communistes luxembourgeois et tous ceux que le gouvernement considérait comme communistes, volontaires des Brigades Internationales, certains socialistes, des syndicalistes, des avocats, des étudiants. Le gouvernement agissait comme si son projet de loi visant à interdire le parti communiste avait déjà force de loi.9

Schiltz tenait à donner l’image d’un policier qui pense, qui anticipe les désirs de ses chefs, qui comprend leurs pensées les plus secrètes, n’hésitant pas à donner des conseils et à révéler ses opinions, un policier donc qui pense ce que pense le gouvernement.

Concernant les Italiens antifascistes de Dudelange il constata que leur « andauernde Wühlarbeit unter den revolutionär veranlagten Elementen » ne pouvait se terminer que dans le sang.10 Il donna aux ressortissants italiens d’Esch qui avaient participé à une réunion socialiste le conseil suivant: « Wenn ein Ausländer Interesse an Politik hat, so soll er nach seinem Heimatlande zurückkehren und dort seine politische Tätigkeit entwickeln. »11 Il savait évidemment ce qu’on faisait avec de tels éléments en Italie.

Il replaça son rapport sur le communisme à Differdange dans un contexte mondial: « Nach der weltpolitischen Lage zu urteilen, ist der Kommunismus eine Gefahr für die öffentliche Ordnung und Sicherheit geworden. Auch das Grossherzogtum ist leider nicht davon verschont geblieben, doch man darf nicht übertreiben, denn falsche Übertreibung wäre ebenso verwerflich wie blinde Selbstsicherheit. (…) Dass hier der Ausgang von Unruhen für das kommende Frühjahr geplant ist, ist durch nichts berechtigt zu behaupten. (…) Sollte es aber im nahen Frankreich zum Ausbruch des Bürgerkrieges oder einer Revolution kommen, so ist nicht vorauszusehen, welche Folgen dies für das Grossherzogtum haben könnte. »12

Dans un rapport sur l’épicerie Braun à Luxembourg-Gare: « Der Spezereiwarenladen Braun wird schon seit geraumer Zeit von den mit der Politischen Polizei betrauten Mitgliedern des öffentlichen Sicherheitsdienstes unter Beobachtung gehalten, denn es hat festgestellt werden können, dass extrem-links eingestellte Personen regelmässig dort ein- und ausgingen. Es ist auch schon durch Vermittlung eines Vertrauensmanns, versucht worden in Erfahrung zu bringen, was diesen Zusammenkünften zu Grunde liegen soll. (…) Es lässt sich hier nichts überstürzen und die Beobachtungen müssen fortgesetzt werden, denn es könnte sich ebenso gut um harmlose, als um die öffentliche Sicherheit gefährliche Zusammenkünfte von jugendlichen Mannspersonen handeln, (…) um überspannte Elemente, welche suchen politisch tätig zu sein. »13 Henri Koch qui faisait l’objet de ce rapport ajouta que « Jean Braun fut arrêté, trois ans plus tard après la découverte par la Gestapo du rapport Schiltz. »14

En mars 1937 Schiltz apprit l’importation illégale de 318 pistolets en provenance de Belgique, il en conclut aussitôt : « Nach Ansicht der Luxemburger Polizei scheint es nicht ausgeschlossen, dass sich diese Waffen in Händen der Kommunisten Luxemburgs befinden oder in Geheimdepots untergebracht sind. »15 Bech s’empara de l’information pour en tirer argument pendant la campagne pour le référendum de juin 1937. Au même moment le commissaire Kreutzer de la Gestapo de Trier informa ses supérieurs à Berlin: « Streng vertraulich konnte von der Luxemburger Polizei in Erfahrung gebracht werden, dass diese mit Hilfe der belgischen Polizei festgestellt hat… »16 La coopération policière transfrontalière fonctionnait encore sans entraves.

Appelé en octobre 1937 à enquêter sur les accusations de la presse communiste sur les défilés en uniforme de fascistes italiens et allemands, Schiltz confirma les faits tout en répliquant: « Dies alles sind keine Beweise, um auf eine paramilitärische Organisation zu schliessen, denn jeder Verein kann sich schliesslich eine Uniform zulegen und sich in geordneter Aufstellung photographieren lassen. Der von Bernard Zénon geschriebene Artikel ist nur als Hetze gegen die Regierung gedacht, denn er weiss, dass nichts unternommen wurde was verboten ist… »17

Avec l’échec du gouvernement Bech au référendum de 1937, René Blum, un socialiste et un homme de gauche intransigeant, devint ministre de la Justice en novembre de la même année. En mars 1938, Schiltz mena une enquête sur les agissements nazis à l’Athénée et le rôle de la Gedelit : « Unterzeichneter ist der Auffassung, dass durch die germanische Einstellung dieser Gesellschaft, die Jugend im nationalsozialistischen Geiste Deutschlands erzogen wird, und dass früh oder spät die Gefahr besteht, eine geschlossene Jugendgruppe, nach dem Muster der deutschen Hitlerjugend, in Luxemburg zu sehen. »18

Face à l’arrivée en masse de réfugiés juifs, le policier jadis intraitable fit état de ce qui ressemblait à des sentiments humains : « Abgehetzt wie wilde Tiere, vollständig entkräftet und dem Zusammenbruch nahe, treffen diese Flüchtlinge, obschon mehrmals an der luxemburgischen Grenze zurückgewiesen, mitleiderregend in Luxemburg-Stadt ein, wo sie in voller Verzweiflung bei ihren Glaubensgenossen Schutz und Hilfe suchen. Der Zustrom von jüdischen Flüchtlingen geht entschieden zu weit. Die Gestapo hat am 30. August 1938 nicht weniger als 120 jüdische Flüchtlinge in Trier gesammelt, welche man versucht mit allen Mitteln über die luxemburgische Grenze zu bringen. So schwer es auch fällt diese Flüchtlinge an der Grenze abweisen zu müssen oder ihnen im Innern des Landes den Aufenthalt zu verweigern, das Grossherzogtum kann keine Fremde mehr aufnehmen. »19

En novembre 1938, Martin Schiltz se rendit « per Regierungsauto » à Paris pour rapatrier les volontaires « welche bei den Regierungstruppen in Spanien gekämpft (haben). »Deux ans plus tôt il écrivait encore dans une note de synthèse énumérant 27 volontaires : « Sämtliche Personen sind den Polizei-Organen als Aufwiegler und Umstürzler bekannt. » 20 Le ton avait changé, mais les dossiers étaient conservées dans les armoires et gardaient leur pouvoir de nuisance, prêts à être repris.

Ce fut l’arrêté gouvernemental du 29.9.1938 qui permit à Schiltz d’agir effectivement contre l’espionnage allemand.21 Pendant cette courte période précédant l’invasion, Schiltz engagea 18 enquêtes, dont douze étaient encore en cours d’instruction à l’arrivée des Allemands.22 Il travailla pendant cette dernière période en étroite liaison avec les services de renseignement français et belge, à qui il fournit des renseignements militaires obtenus par l’interrogatoire des déserteurs allemands. Il n’était plus question de neutralité.

Sur les huit agents de la Sûreté arrêtés le 10 mai 1940, deux furent libérés après quelques jours, les autres attendirent jusqu’au 24 juin, la capitulation française rendant leur incarcération inutile. Schiltz resta seul en prison jusqu’au 20 juillet. Il n’avait donc pas tout avoué tout de suite, il fut peut-être celui qui résista le plus longtemps.

Avait-il vraiment brûlé tous ses dossiers ? On peut en douter. Schiltz précisa que chaque rapport de la Sûreté était établi en quatre exemplaires, le premier était adressé au ministre de la Justice, le deuxième au ministre d’État, le troisième au Procureur Général de l’État, le quatrième au Commandant de la Gendarmerie.

Au ministère de la Justice, Emile Brisbois prétendit avoir détruit tous les documents se trouvant dans le coffre-fort du ministre. Au ministère d’État, le conseiller Scholtus affirma avoir essayé de jeter tous les documents compromettants dans la canalisation, mais les militaires allemands les avaient repêchés, un peu abîmés. Quant aux documents du Parquet, ils avaient été remis aux Allemands le 11 mai, Schiltz prétendit avoir vu le cachet administratif.

Alphonse Kremmer, un fonctionnaire du Parquet, confirma dans un rapport au gouvernement en exil « que le Procureur Général avait complètement perdu la tête, qu’il ferait en ce moment les cent pas dans son bureau, furieux de ne pas avoir des nouvelles du Gouvernement. (…) Je ne sais pas encore maintenant comment j’ai pu sortir du bureau, ils voulaient me lapider. Dans leur lâcheté ils pleuraient presque et maudissaient le Gouvernement qui les aurait abandonnés. (…) Ils étaient unanimement indisposés à détruire ces pièces et ils auraient plutôt dénoncé celui qui de son propre gré se serait mis à cette besogne. »23

Transféré à Trèves, puis à Wittlich, Schiltz fut interrogé à tour de rôle par l’Abwehr et la Gestapo. Isolé, menacé, harcelé, l’intrépide brigadier éclata en larmes, parla de suicide, s’effondra. Il était selon ses propres dires « vollständig zermürbt, rechtseitig das Gehör verloren, moralisch und seelisch zusammengebrochen. »24 Quand la Gestapo proposa aux agents de la « Sûreté » d’écrire à leurs proches, Schiltz saisit l’occasion pour dire tout le mal qu’il pensait du gouvernement qui l’avait lâché. Il aurait ajouté que Bodson était un salaud, « ein Schurke ».25 Quand il sortit de prison, le chef de la gendarmerie et le président de la Commission administrative, toujours en poste, lui apprirent qu’il était congédié, vu son activité antiallemande d’avant-guerre. Le sauve-qui-peut général continuait. Les chefs capitulaient, pouvait-on attendre des subordonnés qu’ils risquent leur vie ?

La disgrâce de Schiltz fut de courte durée. Le 4 septembre, il reprit son service et fut attaché à la direction de la police criminelle allemande qui s’était installée à l’Hôtel Staar, rejoint le 29 septembre par ses collègues. Après-guerre, ceux-ci accusèrent Schiltz d’être retourné à son ancien bureau pour y noter les noms des volontaires de la Guerre d’Espagne. Schiltz répondit qu’il n’avait dressé que la liste des homosexuels luxembourgeois…

En novembre, les inspecteurs de la Sûreté récupéraient leurs outils de travail. « Bei der im November 1940, in Anwesenheit eines luxemburgischen Gendarmerie-Offiziers erfolg-ten Aufteilung des Mobiliars des Öffentlichen Sicherheitsdienstes zwischen der deutschen Gendarmerie und der Reichskriminalpolizei in Luxemburg, wurde übrigens die gesamte noch nach dem 10.5.40 vorhandener Aktensammlung mit der dazu gehörenden Suchkartei des Öffentlichen Sicherheitsdienstes nach der Kriminalpolizei im Hotel Staar überführt. »26

Schiltz prit place dans le bureau qui se trouvait à côté de celui du directeur allemand, l’inspecteur Pfeiffer, dont il fut le conseiller et le confident. En l’absence de son chef il avait libre accès aux dossiers, ce qu’il aurait mis à profit pour égarer des documents. Il reçut en mars 1943 le « Kriegsverdienstkreuz II. Klasse ». « Schiltz (hat) am Aufbau der hiesigen Dienststelle in erheblichem Anteil und in Folge seiner besonderen Zuverlässigkeit und jederzeitigen Einsatzbereitschaft besondere Verdienste, die von wesentlicher Auswirkung bei der Durchführung des Aufbaus waren. Sämtliche infolge der Kriegsverhältnisse besonders krass zutage tretenden Schwierigkeiten erledigt er sachkundig, gewandt und überlegen. Er gehört zu den dienstlich erfahrenen Beamten der hiesigen Einsatzdienststelle und ist bei ganz außergewöhnlichem Fleiß und persönlicher Reife wie ein Vorbild für seine Kameraden. »27

Il y avait un point, sur lequel Schiltz et ses accusateurs étaient du même avis : la Kripo n’avait rien à voir avec la Gestapo. Elle ne faisait que du travail mécanique et ne s’occupait que de délits de droit commun, meurtres, vols, disparitions de personnes, falsifications de documents, contrebande, trafics divers à l’exclusion des affaires politiques réservées à la Gestapo. Les agents luxembourgeois ne pouvaient donc pas être accusés de collaboration, puisqu’ils ne faisaient que leur métier. Ces explications étaient acceptées par la commission d’enquête. La police criminelle faisait le travail d’investigation préalable, la Gestapo menait ensuite les interrogatoires et décidait des conséquences.

L’attitude de Martin Schiltz était-elle tellement différente de celle de ses collègues ? Jean Wictor, son principal accusateur, travailla au « Polizeipräsidium » du 29 septembre 1940 au 9 septembre 1944. En janvier 1941, il prit part avec quatorze policiers luxembourgeois à une formation à Cologne dirigée par Franz Sommer, SS-Obersturmbannführer, Einsatzgruppenleiter en Pologne et directeur de la Kripo de Cologne. Wictor remercia dans un discours les organisateurs en rappelant les paroles élogieuses de Heinrich Himmler lors de son séjour en septembre 1940 à Luxembourg promettant aux policiers luxembourgeois un bel avenir dans la Grande Allemagne.28

Wictor eut à traiter de nombreux cas de jeunes partis rejoindre les maquis ou les forces alliées et il participa aux chasses à l’homme organisées dans l’Oesling. « Im Polizeipräsidium wurde die Kartei des gesamten Fahndungsdienstes von Deutschland geführt. Die Fahndung nach Deserteuren wurde fast täglich eingeschärft. Spezialkontrollen mussten ausgeführt werden. »29 Il affirma être toujours resté Luxembourgeois au fond de son cœur et avoir aidé la résistance autant qu’il a pu. Wictor put faire état de la caution du ministre de la Justice en personne, dont Schiltz se plaignait si amèrement: « Il est certifié par la présente que M. Jean Wictor, né le 19.4.1887 a rendu au Gouvernement luxembourgeois et aux alliés de grands services entre 1942 et 1944 en les tenant informés sur la situation à Luxembourg. »30

Victor Bodson était revenu au Luxembourg le 23 septembre 1944, avec le deuxième avion ramenant le gouvernement. Avec lui se trouvait un certain Nico Klepper qu’il avait nommé chef de la Sûreté à Londres. Au moment d’entrer au Luxembourg, la voiture ministérielle essuya des coups de feu. À la place de l’Étoile, elle fut arrêtée par l’ancien gendarme Lehnertz, dirigeant d’un mouvement de résistance qui fit sortir le nouveau chef de la « Sûreté ». Bodson dut faire appel au CIC pour obtenir la libération de son homme de confiance.31

Klepper n’était pas un inconnu pour Schiltz. Il cita parmi les 18 espions allemands, contre lesquels il avait enquêté en 1938-40, le nom du « Spezereiwarenhändler Nikolaus gen. Nico Klepper ». Celui-ci avait été arrêté en septembre 1939 à Halancy pour espionnage en faveur de l’Allemagne et remis à Schiltz par la police de Liège. Klepper rejoignit Londres en novembre 1942, y fut nommé « head of the Luxembourg military intelligence in the field » et parachuté en juillet 1943 avec la mission de créer un réseau d’information luxembourgeois (« Vic ») et d’unifier les forces de la résistance. Le passage de l’agent double se solda par une série d’arrestations aussi bien à Bruxelles qu’à Luxembourg. En février 1944 Klepper retourna tranquillement en Angleterre pour reprendre ses fonctions. Il fut condamné en 1948 en Belgique, mais n’eut jamais à répondre de ses actes à Luxembourg.

Klepper participa en compagnie de Wictor aux enquêtes de l’Epuration ainsi qu’aux actions contre la résistance. Quand en mai 1945 les PI-MEN (Patriotes Indépendants) demandèrent la démission du gouvernement, Wictor se rendit à Differdange pour y rencontrer Josy Goerres, « um mit ihm eine Aussprache bezüglich des Plakatinhaltes zu nehmen, resp. die in seinem oder im Besitze des Comités befindlichen Unterlagen… »32 Wictor se fit accompagner également pas Klepper pour un interrogatoire musclé de Jules Jacoby qui fut retrouvé mort dans sa cellule en 1946. C’est encore Wictor qui rédigea les rapports contre Albert Wingert et Rudy Ensch en automne 1945, qui s’occupa de l’instruction contre Prüm et qui fut à l’origine du prétendu putsch de 1946.33

Quant à Schiltz, la Commission d’enquête proposa le 7.1.1946 sa mise à la retraite anticipée, « la mission d’un agent de la Sûreté étant tellement délicate, qu’elle ne peut être confiée qu’à des agents qui, du point de vue patriotique, sont à l’abri du moindre reproche. » Après l’intervention du commandant Doudot du contre-espionnage français, l’affaire fut classée avec le souhait que « Schiltz s’abstienne de participer aux devoirs particulièrement délicats de la Sûreté publique, alors surtout qu’il ne paraît pas jouir de la confiance de ses collègues. »

Martin Schiltz constata : « Wie es auch immer kommt, die Polizei ist immer der Dumme, dies umso mehr, wenn er das Fachliche verlassen und auf politischem Gebiet an exponierter Stelle tätig sein muss. »34

1 La « Sûreté » au sens étroit. Le commandant de la Gendarmerie était le chef de la Sûreté au point de vue légal.
Henri Wehenkel
© 2024 d’Lëtzebuerger Land