La scène est d’une beauté presque parfaite : devant une armoire sur laquelle flottent des draps blancs dans une lumière minimaliste, Susanne Ekberg (la mère), vêtue d’une simple robe blanche, chante le troisième mouvement de la Troisième symphonie dite « des chants plaintifs » de Henryk Górecki (popularisé l’année dernière par la bande sonore du film La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino). On est transporté par sa voix cristalline, la mélancolie de la musique, presque réconcilié avec la pièce – et voilà que tombe une corde du plafond, on craint le pire. Le plancher s’ouvre (comme si souvent durant la soirée déjà) et Sylvia Camarda est tirée vers le haut pour ensuite danser dans les airs, suspendue à un tissu. Comment peut-on tuer un moment de grâce absolue par un trop-plein d’idées ?
Mardi soir, 11 novembre, jour de l’armistice de 1918, le Théâtre d’Esch présenta Gier.14 – Mortuum regnat vita ! Vivo., un spectacle conçu et mis en scène par Stefan Bastians (avec l’aide de Charles Muller à la dramaturgie), qu’il porte avec soi depuis des années. Et c’est exactement là que le bât blesse : comme un jeune régisseur qui met toutes ses idées dans son premier film, l’homme, qui, à cinquante ans, est pourtant un rôdé du métier, a visiblement voulu mettre toute sa vision du siècle écoulé, de son absurdité et de sa cruauté, dans cette seule soirée apodictique. Sans choix clairs. Au risque de s’y perdre – et de perdre le spectateur, qui ne sait capter l’intention de la soirée. On en sortait de là sans savoir quelle était la morale de sa pièce.
Gier.14 voulait faire entrer en résonnance quelques grandes œuvres d’art du XXe siècle : Le fil narratif est celui de L’histoire du soldat d’Igor Stravinsky, composée en 1917 : un pauvre soldat, s’apprêtant à rentrer chez lui pour un congé de quelques jours, rencontre le diable en route. Celui-ci lui propose d’échanger son violon sans valeur contre un petit livre qui va le rendre immensément riche. Mais par ce pacte, il est lié au diable, et ne parvient à s’en libérer qu’en l’enivrant lors d’un jeu de cartes. Le soldat arrive même à guérir la princesse malade et à l’épouser. Mais toute cette richesse et tout ce bonheur ne lui suffisent pas, ils quittent le royaume et sont rattrapés par le diable, qui les envoie alors en enfer. Stefan Bastians a lui-même réalisé une nouvelle version du texte pour l’occasion.
Cette histoire est encadrée dans le premier et le troisième acte par les Chants plaintifs de Górecki (écrits en 1976), racontant la mère cherchant et pleurant le fils mort au combat. Et, troisième référence, visuelle : le Triptyque de la guerre (1929-32) d’Otto Dix, dont s’est inspiré Ralph Waltmanns pour la scénographie. À l’ambiance plaintive du début et de la fin et à celle de cirque du milieu s’ajoutent encore des clins d’œil à l’esthétique pop de Madonna, à l’avidité des spéculateurs de la haute finance, des projections de film, de la danse (parfois pas très réussie, quand des figurants doivent interpréter des crises d’épilepsie par exemple) et des démonstrations des capacités techniques de la scène en veux-tu, en voilà… Souvent, on avait l’impression d’un trop-plein, d’un clash des références, résultant finalement en un grand chaos et ne provoquant qu’indifférence.
Dommage parce que les interprètes, surtout Susanne Eckberg au chant (accompagnée par l’Estro Armonico et le chœur dirigé par Jeff Speres), Sylvia Camarda à la danse, et les acteurs Luc Schiltz et Brigitte Urhausen donnaient tout pour faire naître une ambiance, charmer le spectateur, faire rire ou réfléchir. Mais qu’est-ce que c’était laborieux ! Pour cela, les costumes beaucoup trop baroques, desservaient encore plus la cause.