Elle est danseuse de claquettes. Ou danseuse tout court. Peut-être aussi un peu chanteuse. Ou juste pédicure. Il est magicien. Prestidigitateur. Mais personne n’a jamais vu ses tours de magie, qui, de toute façon, rataient toujours. Il est journaliste, Ou tenancier de bar. Une fois même aveugle. Ils sont paumés tous les deux, complètement paumés, et quand ils se retrouvent dans ce bar miteux un soir pour un blind date, ils n’arrivent guère à cacher plus de deux minutes qu’ils ne sont pas étrangers, mais en couple depuis longtemps – un couple qui s’est brisé suite à un incident tragique. Un accident de voiture lors duquel leur fille de trois ans est morte. Comment continuer à vivre après ça ?
Theo van Gogh, le cinéaste polémiste et provocateur néerlandais mort sous les coups de feu d’un fanatique islamiste en pleine rue il y a dix ans, avait une conscience aiguë de la violence qui domine toutes les relations humaines. Au Luxembourg, on a déjà pu le constater dans la mise en scène, par Pol Cruchten, de Das Interview, la saison dernière au Kasemattentheater. Là, un journaliste et une starlette jouaient le jeu de l’attraction-répulsion. Ici, dans Blind Date, actuellement au Grand Théâtre, c’est un homme et une femme, Katia (Sascha Ley) et Pom (Jules Werner), qui ne peuvent plus vivre ni l’un avec l’autre, ni l’un sans l’autre.
Entre eux, il y a le drame de cette perte de leur enfant, « la pire chose qui puisse arriver à des parents » dit une voix off enfantine, mais il y a aussi toute la violence, les non-dits, l’incompréhension qui s’en sont suivis depuis. Elle ne veut plus faire l’amour, elle ne peut plus le faire, il la viole. Puis elle veut un enfant, il esquive. Elle veut danser, et puis non, finalement pas. Il l’entraîne quand même… Ces deux-là se cherchent constamment – dans tous les sens du terme.
Leurs rendez-vous secrets s’enchaînent et se ressemblent. À chaque fois que cela se passe mal, l’un des deux part. Puis revient avec une autre identité, un autre style, le ton étant donné par les petites annonces qu’ils publient : « Journaliste sérieux cherche femme agressive » ou « homme sensible cherche aide psychologique ». Entre eux, il y a Marcel (Sébastien Schmit), le serveur qui, d’abord à l’écart, se mêle de plus en plus aux jeux dangereux du couple.
Blind Date traite de l’amour et de la souffrance que cause sa fin, de la culpabilité et de la banalité de la violence. Christian Klein a créé un magnifique bar dans lequel tout se passe, entre Cat Club, Um Plateau et tous ces autres bars branchés conçus par des architectes, avec aussi un air d’Edward Hopper. Au fond de l’énorme scène du studio, un rideau doré dont va sortir… une auto-tamponneuse. La mise en scène de Myriam Muller regorge d’idées originales. Dès la première scène, celle de Pom en magicien raté, le ton est donné : on est dans l’échec, et cela ne va pas s’arranger. Le couple va s’essayer dans l’équilibre de la terreur durant une heure dix. Jules Werner et Sascha Ley jouent à égalité, c’est un couple qui peut fonctionner, notamment dans les très belles scènes de chansons ou de danse, ou lorsque l’on sent qu’il reste de l’amour entre eux. Un amour impossible, mais quand même.
Myriam Muller a l’habitude d’adapter des scénarios de film pour la scène, elle l’avait notamment fait avec Angels in America de Tony Kushner au même endroit il y a cinq ans. Blind Date est une danse sur la corde raide, où il faut constamment trouver le ton juste. Car aucun des personnages n’est entièrement bon ou mauvais : leurs qualités et défauts changent sans cesse. Et c’est là que le bât blesse : après quelques minutes seulement du premier rendez-vous, Jules Werner se laisse aller à une attaque de colère, avec jets d’objets et tout le toutim. Immédiatement, la violence est physique, l’agressivité palpable et il ne reste plus que peu de possibilités de gradation dans cette violence autre que vers le haut. Quand l’acteur explose littéralement vers la fin, quand il fait tout péter, il est brillant dans l’excès. Sascha Ley par contre a du mal à être à la hauteur de cet homme si sûr de lui, leurs plus belles scènes sont les plus intimistes, celles où ils dansent ensemble et s’avouent leur amour. Et cette avant-dernière scène du constat d’échec (« tout s’était délité, tout était juste merdique »), qui touche vraiment dans sa simplicité – l’un devant, l’autre derrière, tout juste éclairés par deux spots dans le noir.
La métaphore filée par Van Gogh dans son texte – qui, il faut l’avouer, n’a pas de très grandes qualités littéraires – est celle de la danse (ici : un tango lascif). Il ne faut pas « perdre la mesure », il faut savoir qui « mène la danse », est-il expliqué et illustré sans cesse. Dans la danse, tout est aussi question de rythme et de dosage. Ça n’a pas vraiment pris tout le temps le soir de la première.