Franck (Ludovic Molière) est un gentil. Un bon jeune gars avec des idéaux de liberté-égalité-fraternité, et qui aime sa compagne. On est en 1968 et Paris brûle. Mais son oncle Michel (Eric Forterre) a décidé de lui donner une chance pour son démarrage dans la vie professionnelle et de lui apprendre le métier qu’il fait avec fierté : VRP (voyageur représentant placier). Aujourd’hui, on dirait : commercial. « Sans vendeurs, il n’y aurait pas de vie », lui assène un de ses pairs plus âgés, et que ce sont les vendeurs qui suscitent la demande de produits que les usines fabriquent, des usines qui fournissent un travail à autant d’ouvriers, qui peuvent ensuite faire vivre leurs familles. Michel et ses quatre compagnons aiment leur travail, ils sont fiers de leur « produit » (dont on n’apprend la nature que plus tard dans la pièce) – et, accessoirement, se font des primes en or par leurs ventes.
La grande et fabuleuse histoire du commerce de Joël Pommerat a fait halte la semaine passée au Grand Théâtre. Montée en toute vitesse – six semaines de répétitions seulement – suite à une commande de Béthune 2011 – capitale régionale de la culture, la pièce, intéressante par sa thématique, pourtant déçoit. D’abord parce que La réunification des deux Corées, vue la saison dernière au même endroit, était époustouflante de justesse. Mais aussi parce que les personnages sont trop évidents, la division du monde en bons et méchants trop manichéenne, la démonstration de la perversion qu’opère le commerce sur nos valeurs par Joël Pommerat trop évidente.
Michel, René (Hervé Blanc), André (Jean-Claude Perrin) et Maurice (Patrick Bebi) sont des vendeurs expérimentés. Ils voyagent de ville en ville, leurs mariages en ont bavé, mais ils continuent : ils quadrillent les quartiers, chacun a son territoire, et ils font ce porte-à-porte qu’on appelle « colportage » aujourd’hui et qui vient d’être réglementé au Luxembourg. « Un bon vendeur, c’est quelqu’un qui sait écouter les autres », expliquent-ils à Franck, qu’il ne faut jamais prononcer le mot « vente » ou parler d’argent, mais « susciter le désir ». Première règle, lorsque la porte s’ouvre : il faut mettre le client en confiance, lui signifier compassion et empathie, écouter sa vie, ses bobos, ses soucis ; même cajoler son chien s’il le faut. Une fois le pied dans la porte, on pourra pénétrer dans son domicile, et là, vlan !, réaliser la vente du produit mystérieux. Nous sommes à la fin des années 1960 et la France a peur que les jeunes mettent le pays à feu et à sang. Le produit mystérieux est un pistolet de défense.
La grande et fabuleuse histoire du commerce est un huis clos en deux temps et beaucoup de mouvements. La première partie se déroule dans des hôtels miteux, les chambres dans lesquelles les cinq compagnons se retrouvent le soir pour faire le bilan de leurs contrats du jour changent à chaque fois. Alors que durant presque un mois, il ne vend rien, Franck, une fois qu’il aura perdu l’illusion de l’amour, deviendra un requin, un tueur, qui vend plus que tous ses aînés. Deuxième partie : quarante ans plus tard, nous sommes en 2011, en pleine crise financière. Franck s’appelle maintenant Frédéric, il est le jeune tombeur qui forme quatre vieux au métier de la vente. Leur produit cette fois : un Guide des droits universels. Frédéric a tout de ces jeunes coachs souriants qui font semblant d’être les potes de leur équipe, mais virent vite cyniques lorsqu’il s’agit de parler argent. Après quelques jours, ils leur demandera d’éliminer « le maillon faible » de l’équipe, Daniel, qui n’a pas vendu – et, bien sûr, aucun d’entre eux ne sourcillera pour l’éliminer, on pense au dernier film des frères Dardenne, Deux jours, une nuit.
Le plus spectaculaire dans les pièces de Joël Pommerat, ce sont à la fois sa méthode de travail – il les écrit durant les répétitions/improvisations – et le rythme, qu’il obtient par des changements imperceptibles et ultra-rapides des scènes-séquences. Ici aussi, on est émerveillé par la rapidité de cet enchaînement. Puis il y a un remarquable travail esthétique, sur la lumière, les costumes, les décors. Joël Pommerat crée des images d’une saisissante beauté, n’hésite pas à placer les acteurs dos au public et la tête entre les mains. Mais son « histoire du commerce » n’est malheureusement qu’une ébauche de ce qu’il sait faire.