Lorsqu’on entre dans la salle, il est déjà là, à nous attendre. Homme gringalet, filigrane, en jean et pull foncé, il regarde attentivement, sans déranger, en toute discrétion. La voix de Tom Leick nous rappelle de bien éteindre nos portables, car même la luminosité etcetera. L’homme va derrière le grand bac à sable qui est au centre de la scène, commence à se déshabiller, puis, complètement nu, se peint en noir, de la tête aux pieds, au pistolet comme on le ferait pour une voiture. Sous nos yeux, Oscar van Rompay l’Européen on ne peut plus typique – il est né en 1983 et a fait son conservatoire à Anvers – se transforme en Africain.
Africa, la pièce écrite par Peter Verhelst et Oscar van Rompay sur la base des récits autobiographiques de ce dernier, a été montée la saison dernière au NT Gent et montré vendredi en une seule représentation devant trop peu de public au Théâtre des Capucins. Les deux actes qui la composent sont diamétralement opposés, formant une dialectique exemplaire : la construction d’une illusion dans la première partie, sa déconstruction dans la deuxième.
L’histoire vraie d’Africa est celle d’Oscar van Rompay lui-même, qui est parti tout jeune encore, en 2001, s’installer au Kenya, à la quête d’un sens à sa vie peut-être. Il enseignera des enfants dans un village reculé, puis s’y installera pour de bon (il y passe trois mois par an depuis lors). Acteur en Belgique le restant de l’année, il est devenu entrepreneur là-bas, propriétaire d’une plantation de palmiers qui emploie plusieurs ouvriers toute l’année. Peter Vanhelst a fait des expériences, des observations et des interrogations sur comment s’intégrer, comment s’approprier ce continent d’Oscar van Rompay un spectacle d’une beauté fulgurante.
Première partie donc : l’Africain, le Noir, qui parle le swahili et l’anglais et fait tout de suite de l’homme blanc son ami, son frère – jusqu’à ce que les marchandages n’aboutissent pas dans le sens qu’il veut, il le traite alors de tous les noms. Cette Afrique est si majestueuse, si calme, si chaude ; or, les cadavres qui trainent dans les plaines sont dévorés par des nuages de mouches et tout le monde tombe malade dans ce « climat mortel ». Oscar van Rompay y est tout chair, tout corps, il s’accroupit dans des positions immémoriales au crépuscule et devient tronc d’arbre dans la nuit. Ici, le temps semble s’être arrêté, tout est sensualité, comme le sexe de la femme africaine, décrite comme le sens même de tout le continent, voire la danse, qui est « comme un cœur qui pompe ». Mais l’Afrique, ce sont aussi les génocides, les maladies, la mort ; Peter Vanhelst l’évoque avec une scène qui à elle seule vaut d’aller voir la pièce : le personnage noir, après s’être vautré dans la glaise, est aspergé de sang qui tombe du ciel. Le corps martyrisé devient sculpture, monument.
Deuxième acte : le Noir redevient Blanc, « Msungu ». Toujours sous les projecteurs, Oscar van Rompay prend une douche et se rhabille calmement. Puis il vient raconter son expérience africaine tout simplement devant le décor, face au public et sans aucun artifice. Il la raconte en anecdotes et en drames. « Il y a deux Oscars, dit-il. Un au Kenya et un en Belgique. Il est plus défini là-bas. J’aimerais bien être le même aux deux endroits ». Son histoire est celle d’une tentative de comprendre un autre continent et de s’y intégrer – pour échouer encore et toujours. Il a atterri dans un pays « qui grandit trop vite, avec trop peu d’éthique, trop destructif et trop incontrôlable ». Avec une grande lucidité et sans aucun mépris, il raconte aussi la veulerie, le manque de scrupules et les mensonges des Kényans auxquels il a affaire au quotidien. Africa est une grande histoire d’amour-haine avec l’Alterité incarnée par un acteur hors du commun et un texte intelligent et poétique. « La ‘maladie des Tropiques’, dit Oscar van Rompay, c’est ce désir de trouver le cœur noir de l’Afrique, cet endroit qu’on ne trouvera jamais. »