Les avis divergent sur l’existence d’une bulle Internet comparable à celle qui a explosé il y a une dizaine d’années, mais les incerti-tudes économiques actuelles mettent les experts d’accord sur un point : ce n’est pas le bon moment pour les lancements en bourse. Nombreuses sont les startups technologiques dont les innovations ont trouvé leur public et qui envisageaient ces derniers temps un placement en bourse (« Initial Public Offering » ou IPO), mais ces jours-ci le cœur n’y est pas. Zynga, dont les univers ludiques occupent les loisirs de millions d’internautes, notamment par le truchement de Facebook, a annoncé récemment vouloir repousser le sien à des temps meilleurs. Cette semaine, c’est le géant de l’e-commerce Groupon qui a indiqué vouloir reporter de quelques semaines son entrée en bourse, en raison de la tempête sur les marchés financiers, mais sans doute aussi à cause de questions de fond soulevées par la SEC.
Groupon, dont le nom correspond à la contraction de « group coupon », a commencé ses activités en 2008 dans la région de Chicago. La société a été lancée par Andrew Mason, qui est toujours son CEO. Son principe est celui de « l’affaire du jour », proposée par email, sur chaque marché couvert, aux consommateurs à l’affût de rabais, avec la particularité qu’un minimum d’acheteurs intéressés doivent se déclarer pour que le rabais entre en vigueur. Cette spécificité était elle-même héritée du précurseur de Groupon, The Point, créé en 2007, qui se proposait de faciliter le lancement de campagnes, y compris de nature caritative ou humanitaire, en permettant aux personnes intéressées de se regrouper de manière virtuelle pour vérifier qu’un nombre minimum de participants pouvait être atteint.
Les rabais proposés par Groupon vont de 50 à 90 pour cent sur les prix usuels et peuvent porter aussi bien sur des marchandises que des services. La première transaction de Groupon a porté, en novembre 2008 – en pleine crise économique donc –, sur des pizzas proposées au premier étage de l’immeuble que la société occupait à Chicago. Les villes suivantes furent Boston, New York et Toronto. L’expansion de Groupon a été fulgurante, puisque vers la fin de l’an dernier, la société servait plus de 150 marchés (zones urbaines) en Amérique du Nord et une centaine en Europe, Asie et Amérique du sud, avec 35 millions d’utilisateurs enregistrés.
Le placement en bourse projeté de Groupon, soumis au régulateur boursier en juin dernier, porte sur 750 millions de dollars. Mais, pour que ses actions puissent être proposées aux investisseurs ce mois-ci, comme prévu, il faudrait que ses dirigeants commencent aujourd’hui leur « roadshow » financier, qui, selon des sources citées par la presse américaine, a été repoussé en attendant une embellie boursière.
Mais ce sont aussi le modèle d’affaires de Groupon lui-même et les paramètres utilisées par Groupon pour calculer son propre potentiel de profitabilité qui sont remis en question. Certains ont reproché à Groupon de ne pas prendre en compte dans ses calculs le prix d’acquisition des utilisateurs, autrement dit les frais de marketing pour attirer de nouveaux clients. Ceux-ci sont considérables et génèrent des pertes significatives pour Groupon. Une autre interrogation porte sur les perspectives de croissance, certains indices laissant à penser que la société commence à avoir du mal à recruter de nouveaux utilisateurs sur son marché principal, l’Amérique du Nord. Si ceci est exact, disent les détracteurs de Groupon, c’est que l’appel aux marchés financiers n’est en réalité qu’une fuite en avant, les capitaux investis au fur et à mesure que la société s’étend ne servant dans ce cas qu’à couvrir les dettes accumulées au fur et à mesure de son expansion. Si cette analyse est fondée, Groupon s’apparenterait à un « Ponzi scheme », la fameuse escroquerie financière des années vingt citée en exemple lors de l’effondrement de l’empire Madoff. Groupon domine largement ce marché des « daily deals », mais Facebook qui s’y est lui aussi frotté a jeté l’éponge au bout de quatre mois ; le patron du réseau social Yelp, en route lui aussi vers un IPO, a estimé fin août que le principe-même de ces « affaires du jour », que Yelp a lui-même testé, est non économique. Jean Lasar