Peter Brötzmann se souvient de leur rencontre : comment, à la fin des années 1960, il croisa, par hasard, un frêle jeune homme sur son vélomoteur, toute une batterie montée sur son porte-bagages. Sven-Åke Johansson avait alors un peu plus de vingt ans et venait de débarquer de sa Suède natale. Il avait envie de faire de la musique, et comme le saxophoniste Brötzmann et son contrebassiste Peter Kowald cherchaient un percussionniste à ce moment-là, ils l’invitèrent à jouer avec eux. De cette rencontre fortuite est né un mouvement musical foncièrement nouveau, transgressant même les règles du free jazz, pour créer une musique radicalement libre, qui ne réponde à aucun code, ne se soumette à aucune règle. Le Peter Brötzmann Trio et, plus tard, l’ensemble Moderne Nordeuropäische Dorfmusik, étaient la réponse musicale à Duchamp : tout est musique, il suffit de faire des sons. Leurs concerts étaient davantage centrés sur l’énergie et la vitesse du jeu, sur la respiration et les silences qu’à une virtuosité savante cherchant à se surpasser dans la reproduction d’un morceau tout écrit. « C’était une musique très politique, car dans cette Europe en ruines, il fallait recommencer à zéro », dit quelqu’un dans le film. « C’était une musique irrécupérable (unverwertbar), ajoute Sven-Åke Johansson. Elle était hostile à toutes les idéologies ».
Blue for a moment est le troisième film d’Antoine Prum d’une trilogie consacrée aux musiciens mythiques du jazz européen. Après Sunny’s time now (2008) sur le batteur Sunny Murray, et Taking the dog for a walk (2014) sur la musique improvisée britannique, il termine avec Sven-Åke Johansson, un personnage d’exception de la scène musicale d’avant-garde à Berlin, qui a travaillé avec les musiciens les plus innovateurs, a toujours cherché le contact avec la jeune garde, transgressé les genres musicaux et collaboré avec des plasticiens. Le Film Fund n’a pas cru utile de soutenir un film sur un musicien germano-suédois qui habite à Berlin, faisant jouer la préférence nationale – alors que les principaux techniciens et sociétés prestataires comme Philophon ou Espera, plus le réalisateur, sont tous autochtones et qu’Antoine Prum a prouvé avec ses précédents films qu’il fait des documentaires pertinents et esthétiques, qui ont toujours trouvé leur niche dans les festivals internationaux.
Déterminé, Antoine Prum a alors travaillé sans budget, avec sa propre société de production de musique et de films Ni Vu Ni Connu, selon le système D, et grâce à l’engagement et à la bienveillance de ses techniciens et collaborateurs. Après des années de travail, le film a pu être présenté au public au Opderschmelz / CNA vendredi dernier, accompagné, comme les deux autres, d’un concert avec les protagonistes du film. Fin avril, il fêtera sa première allemande à Berlin, avant d’être montré à des festivals à Munich et Barcelone. Le public luxembourgeois devra probablement attendre la sortie du film sur une plateforme VOD ou en DVD, mais Sven-Åke Johansson reviendra jouer, avec son ami Frieder Butzmann, lors du festival Fundamental en juin.
Pour raconter Sven-Åke Johansson, Antoine Prum fait intervenir ses compagnons de route, comme Brötzmann, le pianiste Alexander von Schlippenbach ou le multi-instrumentiste Rüdiger Carl, avec lequel Johansson joue depuis cinquante ans. Ou les plus jeunes Burkhard Beins, Axel Dörner et Andrea Neumann, avec lesquels il expérimente encore aujourd’hui à la recherche de sons nouveaux – et surtout de silences. Mais Prum interviewe aussi des compatriotes de Johansson, l’auteur et essayiste Aris Fioretos et le curateur et critique d’art Thomas Millroth, qui donnent des points de vue moins autobiographiques et plus théoriques sur son œuvre – gardant toujours le plus grand sérieux lorsqu’ils parlent de ses incongruités. « La musique de Sven-Åke est une musique qui est solidaire avec la camelote du monde (mit Schrott der Welt) » juge ainsi Millroth.
Aujourd’hui, à 74 ans, Sven-Åke Johansson est un homme élancé, élégant, « qui a toujours de très belles chaussures, mais qui sont très vieilles » dira Fioretos, pour décrire un personnage qui se situe entre le parfait comptable et des artistes comme Buster Keaton ou William Burroughs. Il prend ses prestations extrêmement au sérieux, mais a conscience du fait que pour le spectateur, jouer à la batterie avec des concombres ou des tissus humides ou faire résonner son archet sur le rebord d’une boîte en carton électriquement amplifiée peut sembler tout à fait absurde. Tout comme sa symphonie aux vieux tracteurs, qu’il dirige dans la cour d’un château comme s’il s’agissait d’un ensemble contemporain du plus haut niveau. L’humour naît forcément de cette opposition radicale entre la posture et le geste.
Pour faire le lien entre les concerts live enregistés par l’équipe de camera(wo)men d’Antoine Prum sur une période de plusieurs années (chef opérateur : Nikos Welter) et les entretiens avec des collègues et théoriciens, le compositeur et musicien Nicholas Bussmann (qui a également coupé le son) mène une longue interview avec Sven-Åke Johansson qui, découpée en chapitres, sert de fil rouge chronologique au film. Cette interview permet non seulement au néophyte de situer le musicien et de comprendre son évolution, mais aussi de saisir le personnage avec son understatement et son éternelle quête de comprendre – et de démonter – la modernité qui l’entoure. « Sven-Åke analyse la modernité – mais elle est toujours déjà un peu obsolète quand il s’y met », estime Thomas Millroth, faisant par exemple référence à ces vieux tracteurs diesel qu’il utilise pour ses concerts.
Mais il ne faut jamais oublier qu’Antoine Prum vient des arts plastiques – de la peinture plus précisément. De cette première vie, il a gardé un œil pour les cadrages, pour les compositions d’image, mais aussi une approche du temps radicalement différente du, disons, journaliste de télévision : dans tous ses films, aussi dans celui-ci, on voit des scènes qu’un autre trouverait trop longues et redondantes. Ici, ce sont des images nocturnes sur les entrées et sorties de longs trains à fret dans une gare ferroviaire à Berlin ou cet épisode durant lequel il accompagne très longuement Sven-Åke Johansson dans son appartement à ranger ses instruments dans leurs housses réalisées sur mesure – il y en a sept ou huit. Johansson est méticuleux et précis. Il le sera tout autant à les déballer et à les monter sur la petite scène d’une salle miteuse. Cela en dit au moins autant sur le personnage que les interviews. Comme si un peu d’ordre pouvait aider à lutter contre le chaos du monde.
Parallèlement au film, Ni Vu Ni Connu édite un coffret de luxe réunissant neuf vinyles avec les concerts de Sven-Åke Johansson réalisés durant le tournage du film, mais aussi des enregistrements historiques remontant jusqu’aux années 1970, passant par sa période musica povera jusqu’aux récentes expérimentations avec les moyens de l’électronique et « le plaisir du silence ».