Il y a deux semaines, le réalisateur Raoul Peck dévoilait à la Berlinale son dernier film, Le jeune Karl Marx, dans lequel la Luxembourgeoise Vicky Krieps incarne l’épouse de Marx, Jenny (voir d’Land 07/17). La critique fut mitigée. Mais ces mêmes critiques étaient aussi unanimes à se référer au documentaire du même Peck qui est sorti peu avant aux États-Unis : I am not your negro, un documentaire sur la lutte pour l’égalité des Afro-Américains, se basant sur les écrits de James Baldwin, mort il y a trente ans, et qui explique l’histoire récente jusqu’au Black lives matter actuel, vu à travers le prisme de la lutte contre la ségrégation raciale. Le film serait, écrivait le New York Times, « life-altering ». Il sera un des points forts de l’édition 2017 du Luxembourg City Film Festival, septième du genre conçu par la même équipe autour de Gladys Lazareff (et qui a changé de nom en cours de route). Le festival a été ouvert hier soir, jeudi 2 mars, par le Premier ministre, ministre de la Culture et des Médias Xavier Bettel (DP), une ribambelle d’autres dignitaires libéraux, des professionnels du cinéma et une projection du film grand public de Mick Jackson sur le négationnisme, Denial
La grande question que se posent tous les cinéphiles à mi-temps que sont les 20 000 personnes assistant chaque année à ce festival co-financé par l’État et la Ville (à 300 000 euros chacun, auxquels s’ajoutent plus de 400 000 euros en sponsoring en nature ou services) est celle du choix : que va-t-on voir et au détriment de quoi ? Il y a par exemple une programmation pléthorique de films pour enfants à partir de trois ans et jusqu’aux adolescents, programmation qui attire toujours avant tout un public scolaire. Il y a aussi, pour la première fois cette année, un pavillon de réalité virtuelle, si chère au Film Fund, qu’on pourra visiter durant toute la durée du festival, à l’aquarium du Casino Luxembourg. Les films s’y regardent dans les casques de VR, et le week-end prochain, les 9, 10 et 11 mars, des professionnels s’y retrouveront pour discuter du potentiel et des défis du cinéma interactif et immersif. Workshops, masterclasses, rencontres avec les professionnels et soirées festives s’enchaîneront sous le chapiteau érigé, comme l’année dernière, place de la Constitution, et qui fera à nouveau fonction de quartier général. On pourra, aussi, assister à la séance littéraire avec l’auteur américain Douglas Kennedy ou à la masterclass de l’acteur Ray Liotta (Goodfellas, Martin Scorsese, 1990, que la Cinémathèque remontrera pour l’occasion), venant présenter son dernier film, Sticky Notes (Amanda Sharp). Voilà pour le côté glamour, peut-être un peu moins clinquant que l’année dernière, avec notamment des jurys internationaux moins connus.
Mais en réalité, l’essentiel d’un festival de cinéma, ce sont les films. Et là, on s’attend à pouvoir se fier les yeux fermés au programmateurs – qui sont ici un comité collégial de professionnels autochtones du cinéma (en gros de l’ancienne équipe d’Utopia, du CNA, de la Cinémathèque, plus le noyau dur de l’équipe du festival). Or, on a comme l’impression que ces sélectionneurs, pour passionnés qu’ils soient, s’éparpillent un peu, perdent des yeux une ligne de programmation claire. Peut-être parce qu’ils doivent servir les officiels avec des films grand public, servir la scène autochtone en programmant un maximum de films made in Luxembourg, servir des sponsors avec des films légers choisis pour leurs clients et servir les cinéphiles avec des recherches esthétiques innovantes ou des documentaires pertinents.
C’est avant tout vers les documentaires qu’on a envie de se tourner cette année, qu’ils soient en compétition (sept films en tout), en sélection officielle hors compétition (18 films, dont trois documentaires) ou prévus pour un événement hors les murs dans les institutions culturelles de la capitale. À côté de I am not your negro sont en compétition : Forever pure de Maya Zinshten, qui parle de la véritable guerre qu’a déclenchée l’engagement, par le nouveau propriétaire du club de football ultraorthodoxe Beitar
Jerusalem, de deux joueurs tchétchènes, musulmans de surcroit. Même les enfants les interpellaient avec des slogans haineux dans les stades, le club se brisa dans cette querelle. Détail intéressant pour le public luxembourgeois : ce propriétaire était Arcadi Gaydamak, milliardaire d’origine russe à la réputation sulfureuse – il était au centre de l’Angolagate –, que les affaires menèrent aussi au grand-duché. Machines de Rahul Jain plonge au cœur de l’industrie textile en Inde ; Rat film de Theo Anthony dresse le portrait de Baltimore, USA, à travers son invasion par les rats. The good postman de Tonislav Hristov raconte les efforts d’un vieux facteur en Bulgarie qui tente de repeupler son village déserté avec des réfugiés syriens, entre réticences et espoir. Tower de Keith Maitland est probablement le documentaire le plus novateur côté forme, mêlant films d’archives et séquences dessinées pour raconter la première attaque par un sniper sur un campus universitaire, en 1966 au Texas (faisant seize morts). Tutti a casa – Power to the people de Lise Birk Pedersen essaie de comprendre le populisme en politique à travers le mouvement des Cinque Stelle en Italie. À recommander aussi, hors compétition, Les sauteurs – Those who jump de Moritz Siebert, Estephan Wagner et Abou Baka Sidibé, sur les réfugiés africains qui essaient de passer en Europe en montant au-dessus des clôtures qui entourent l’enclave espagnole de Melilla, au Nord du Maroc. L’un d’entre eux, le Malien Abou Bakar Sidibé, qui a tenté durant un an à passer, a filmé une partie de l’œuvre, ce qui lui profère un regard subjectif assez unique. À voir aussi Be right back, un documentaire de Maura Axelrod sur l’artiste italien Maurizio Cattelan, qui est en permanence entre provocation et dérision.
Mauvaise nouvelle pour les films luxembourgeois, produits ou coproduits au grand-duché et financés avec de l’argent public par le biais du Film Fund : Ni Barrage de Laura Schroeder, ni Es war einmal in Deutschland de Sam Gabarski, pourtant tous les deux sélectionnés à la Berlinale, n’ont trouvé grâce aux yeux des programmateurs. Ils sont tous enfermés dans une programmation parallèle, comme une table d’enfants qui ne doivent pas déranger les grandes personnes, avec entre autres aussi le très attendu Mappamundi de Bady Minck (que Sundance avait jugé assez bon pour le montrer) ou le très inventif Die Nacht der 1 000 Stunden de Virgil Widrich, ainsi que la traditionnelle soirée des courts-métrages.
En compétition officielle, discipline-reine du festival, on voyage à travers l’histoire contemporaine faite de guerres, de violences, de corruption et de migrations en Suède (Sámi Blood, Amanda Kernell), en Chine
(I am not Madame Bovary, Feng Xiaogang), aux États-Unis (Dark Knight, Tum Sutton ; Transpecos, Greg Kwedar ; The Lost City of Z., James Gray), au Québec (Nelly, Anne Émond) et en France (Grave, Julia Ducournau)… Mais aussi en Europe de l’Est (Glory, Kristina Grozeva et Petar Valchanov, Bulgarie ; House of others, Rusudan Glurjidze, Abhkazie), et on se demande sérieusement pourquoi ce festival ne cherche pas à collaborer avec le Cineast, qui s’est largement développé ces dernières années. Le film à ne pas rater dans cette sélection : The other side of hope, le nouveau Kaurismäki (Finlande), qui montre son pays et ses compatriotes vus par les yeux d’un réfugié syrien – hilarant, comme toujours chez ce maître de l’understatement, dont la mise en scène a été honorée d’un ours d’argent à la Berlinale.
Dimanche prochain, 12 mars, le festival se clôturera avec une avant-première du nouveau film de
Terrence Mallick, Song to song, qui aligne les stars les plus bancables du moment (Ryan Gosling, Michael Fassbender, Natalie Portman, Cate Blanchett), avec, comme toujours, des images d’une beauté sidérante.
Le titre est une citation de James Baldwin.
Pour la programmation et toutes les informations pratiques : www.luxfilmfest.lu