Il faut imaginer Isabelle Huppert heureuse. Au sommet de sa gloire, elle vient d’être récompensée par un Golden Globe et est nominée pour un Oscar de la meilleure actrice pour son rôle dans Elle de Paul Verhoeven. Krzysztof Warlikowski lui a créé Phèdre(s) sur mesure, on l’a vu époustouflante au Grand Théâtre. Elle joue avec les plus grands – sans jamais renier les films dits mineurs. La semaine prochaine, elle sera à la Berlinale avec Barrage, le premier long-métrage de fiction de la Luxembourgeois Laura Schroeder. Et en ce moment-même, on peut la voir dans un autre petit film, une coproduction belgo-luxembourgeoise (Deal Production), Souvenir, du réalisateur flamand Bavo Defurne. Alors, parfois, Isabelle Huppert est une invitée de marque bling-bling lors d’un dîner de gala ou de charité. Et parfois, le gros de son temps, elle attend son signal dans un minibus ou une caravane. Pour Souvenir, ce minibus était garé sur le site de l’ancien abattoir de Mersch.
Car son personnage, Liliane, la soixantaine, travaille chez « Luxporc », une fabrique de pâtés, où elle décore les raviers avec toujours les mêmes éléments : une feuille de laurier, des baies rouges, du poivre vert. Dès les premiers plans, les cadrages du directeur de la photographie Philippe Guilbert et le soin au décor d’André Fonsny se font remarquer (dans Libé, Didier Péron dézingue le film en trouvant que c’est « une esthétique formica où chaque plan est figé dans des coquetteries d’accessoiriste et de chef déco en chaleur »). Liliane a un passé qu’elle cache, elle ne parle guère à ses collègues mais rentre tous les soirs à la même heure avec le même bus se bourrer au whisky devant la télé. Elle est seule, si seule. Il n’est donc qu’évident que l’arrivée d’un prince charmant ne saurait tarder. Ce sera Jean (Kevin Azaïs, primé pour Les combattants), de quarante ans son cadet et beau comme un dieu. Il l’aborde, lui dit qu’elle lui rappelle « Laura », nom de scène d’une chanteuse qui avait manqué de remporter le Grand prix Eurovision de la chanson il y a trente ans. « Mon père vous adore et ça fait chier ma mère ». Elle nie, puis non, c’est vrai. Jean veut la faire remonter sur scène, l’aider à surmonter cet échec d’antan, redevenir elle-même, un être de lumière. Lui, qui se rêvait champion de boxe, va raccrocher ses gants et devenir son manager. Et, forcément, son amant. Désormais, le succès, il le cherchera par procuration. L’amour entre cette cougar et son toy boy est-il possible ? Ces Edith Piaf et Marcel Cerdan des temps modernes atteindront-ils un happy end ? Liliane réussira-t-elle son come-back ?
Si l’histoire tient dans un paragraphe, les dialogues en feraient autant. Ça ne parle pas des masses, en Belgique. Liliane et Jean se comprennent instinctivement, leur relation est charnelle, sensuelle, Tout, dans ce film, est question d’esthétique : des références à Douglas Sirk et à Almodóvar, mais aussi à des artistes visuels comme Daniel Spoerri et Tony Cragg (pour les plongées sur les pâtés bien rangés), Edward Hopper pour la tristesse des bars de province ou à Martin Parr pour le regard porté sur un milieu modeste et son esthétique un peu misérabiliste. Pour son retour, Liliane chante dans le club de boxe de son amant, devant l’armée, dans un hospice pour vieux – et reste toujours stoïque dans ses robes magnifiques au charme suranné. Visiblement, Isabelle Huppert adore chanter ces bluettes que lui a écrites sur mesure Thomas Lauderdale des Pink Martini. Alors Souvenir se regarde, un soir de déprime d’hiver, lorsqu’on veut croire en l’amour pour se consoler du malheur du monde. Mais le film s’oublie tout aussi vite aussi.