Un conte moderne sur la fin du monde... et sa résurrection possible. Ce pourrait être une des façons de caractériser le projet filmique atypique de Sylvie Blocher, Dreams have a language. Co-réalisé avec le Luxembourgeois Donato Rotunno, produit par Tarantula avec le soutien du Film Fund, il a été présenté mercredi 28 septembre au Mudam dans le cadre des nocturnes hebdomadaires Up to eleven. Pas tant un « film » qu’un « conte », précisément, comme l’expliquait l’artiste elle-même en préambule à la projection : « Je voulais que des gens viennent au musée, se transforment au contact de l’artiste et de la machine ». Une poétique de la relation, dans la droite ligne de son travail vidéographique engagé depuis plus de 25 ans autour de la rencontre avec des inconnus, des hommes et femmes de tous âges, invités à découvrir un autre niveau de perception et de présentation du monde et de soi, partageant ainsi, au sein d’une même œuvre, l’autorité de l’artiste.
Lors de son exposition au Mudam, S’inventer autrement (novembre 2014 – mai 2015), l’artiste vidéaste française avait ainsi demandé à des volontaires de venir la rencontrer avec « une idée pour changer le monde ». Dans une serre transparente, cocon comme une chambre d’enfant, plantée dans le grand hall du musée transformé en studio de tournage, elle a recueilli les idées de chacun. Puis, elle les a invités à s’élever du sol pour quelques instants, à l’aide de câbles fixés à un harnais qu’ils enfilaient avant de décoller, droits, à plat ventre, ou sur le dos. « Se déprendre de soi, se détacher de la terre, pas voler mais se rendre plus léger... » raconte la voix off de l’artiste sur les premières images. Fragilité et beauté, émotion aussi, se dégagent de ses êtres doués d’une incroyable présence, le visage éclairé de sourires de l’un, la peur du vertige de l’autre, la main tendue vers l’artiste de cette autre silhouette ou encore cette jeune femme d’origine rwandaise évoquant le génocide et ces morts qu’elle a pu lâcher : « Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé avec vous, comme ça, mais aujourd’hui j’ai laissé les morts, je les ai laissés partir... » Dans cet objet filmique, ce qui est très beau et qui forme comme un fil de récit, c’est non seulement la variété de ces êtres, mais aussi l’intelligence du montage, élevant le projet bien au-delà d’un dispositif mais captant l’essence même de l’humain sous différents angles, la voix off au conditionnel instillant une douceur en même temps que racontant les surprises des rencontres.
Surprenant, justement, sur la trentaine de personnes rencontrées, beaucoup parlent de manque d’assurance, de désir de voler au-dessus de la forêt, d’une sensation de n’être pas complètement soi... comme une confession, en fait, une pudique mise à nu. À la fin, constate Sylvie Blocher, comme ont pu le faire les spectateurs, et c’est ce constat qui l’a menée à la seconde partie de son objet filmique, en lieu et place d’idées pour changer le monde, ce sont des angoisses, des doutes, de la mort, des pleurs parfois, qu’elle a recueillis. « Plus personne n’a d’idée pour changer le monde aujourd’hui, dit-elle. » Elle a donc eu l’idée d’écrire un conte contemporain à partir de ces rencontres, de ce matériau humain imprévisible. Le monde serait mort. Dans « le refuge », quelques survivants vivraient sous la coupe d’un homme autoritaire, « l’homme charismatique », et devraient se plier à des « exercices de bonheur ». Mais Tara, l’héroïne, voudrait fuir, s’échapper. Retrouver l’air du dehors, la sensation de la terre sous ses pieds. Elle sortirait, elle retrouverait ce nuage volatile que filme Sylvie Blocher, comme une graine soufflée où palpiterait le monde. Elle retrouverait un homme, et leur image évoquerait Adam et Eve réapprenant à sourire.
Dreams have a language ne sortira pas en salle, il restera un objet muséal qui a vocation à être présenté dans d’autres institutions culturelles. À l’issue de la projection, les spectateurs ont pu échanger jusque tard avec Sylvie Blocher, autour d’un verre. Comme leur nom l’indique, les soirées Up to eleven donnent l’occasion aux visiteurs de déambuler dans le musée autrement, gratuitement, alors que la nuit est tombée, jusqu’à 22 heures dans les salles, 23 heures au Mudam Café. Ce soir-là, un concert de Napoleon Gold (duo électro, piano et percussions) les a accompagnés en début de soirée. Un food truck italien s’est même garé devant l’entrée, confirmant encore le succès de ces minis restaurants de rue ambulants. Une autre perception, là encore, une autre façon de vivre l’art, ici mêlé au doux quotidien d’une soirée entre amis.