C’est un chant continu d’une heure et demie : un chant d’hommes, de femmes, d’enfants, en somme un chant de l’humanité que nous donnent à voir et à entendre les réalisatrices Bénédicte Liénard et Mary Jimenez. Les deux réalisatrices belges (la seconde est d’origine péruvienne), avait déjà co-réalisé Sobre las brasas, portrait d’une mère courage d’Amazonie, grande et misérable comme Sisyphe. Toutes deux sont auteurs d’une œuvre personnelle sélectionnée et primée dans de nombreux festivals. Leur nouveau film – justement nommé Le Chant des hommes donc –, a su trouver le bon ton pour traiter d’un thème particulièrement délicat : l’afflux de migrants en Europe. Ou la rencontre du monde dans une église de Belgique. Ils et elles viennent du Maroc, d’Iran, de Syrie, du Congo, de Tchétchénie... Les comédiens qui les incarnent (professionnels et non professionnels mélangés), viennent des mêmes pays que leurs personnages. Ils et elles sont – depuis des années déjà – en fuite de pays qu’aucun n’a voulu volontairement quitter. Ils et elles fuient l’oppression des femmes, le totalitarisme, l’ostracisme... Qu’importent les raisons : ils et elles sont là, dans cette église de Belgique où ils mènent une grève de la faim, pour trouver une vie meilleure, une tranquillité.
Oui, qu’importent les raisons, car les deux réalisatrices n’entendent pas apporter des justifications à l’exil à ceux qui en chercheraient, ni confronter ces hommes et femmes au regard de l’autre sous la caméra, mais à « réincarner l’autre, réinvestir son image d’une réalité vivante » (Mary Jimenez). À faire entendre leur chant d’humanité, aussi lointain que celui d’Ulysse dans son errance. Surtout, le film ne fait pas dans les bons sentiments à tout prix, c’est bien l’humanité brute, telle qu’en elle-même, qui est mise en scène là : les grandeurs et les misères, les faiblesses et les petitesses, les trahisons, la bonté comme le profit.
Bénédicte Liénard ajoute : « Ce film n’est que la métaphore d’un mouvement qui se généralise aujourd’hui à tous les niveaux de la société. Nous sommes dépossédés, par tous les moyens, de notre puissance politique, de notre capacité à inventer ensemble notre commun en dehors des lois du marché. En construisant une autre figure du migrant, nourrie de son humanité, en refusant de se soumettre à l’image dominante qui engendre la peur jusqu’au rejet, Le chant des hommes met le spectateur face à la possibilité de vivre avec l’Autre. C’est plus qu’une possibilité, c’est une réalité désirable : cette altérité, l’ailleurs qu’elle porte et les imaginaires qu’elle amène revitalisent nos sociétés. »
Co-produit par le Luxembourg (Tarantula), la Belgique et la France, Le chant des hommes nous entraîne dans sa musique parce qu’il évite les « scènes obligées » d’une telle histoire au profit d’une caméra centrée sur les corps et les visages. Hormis le passage de la visite de la ministre et celui du happening d’Esma et Kader dans une soirée de charité, mondes politique et médiatique restent hors champ, et la majeure partie du film est tournée dans le huis-clos de l’église (il s’agit de l’église Saint Michel à Luxembourg) et dans quelques rues alentours. À l’image, Hichame Alaoui, remarqué notamment pour son travail sur Les chevaux de Dieu de Nabil Ayouch, a travaillé cet espace confiné dans toute la palette du clair-obscur, privilégiant le contraste aux couleurs saturées. Le film dessine ainsi les personnages comme autant de tableaux aux murs de la maison de Dieu, creusant leurs traits à mesure que la faim creuse les joues, les cernes, les ventres, insufflant du sacré sans la religiosité mais mettant en exergue l’altérité comme une question non plus politique mais métaphysique.
Ce Chant des hommes est un voyage sensuel d’une heure et demie, dont on déroule le fil narratif à travers des objets et des moments. Matelas, vêtements, carnets, chapelets... Esma et Najat partageant, dans cette intimité de la nuit, quelques vers amoureux d’un poète persan, prière musulmane dans l’église, thé et café bus en communion, morceaux d’histoires personnelles chuchotés ou criés, larmes, rires. C’est rien moins que l’invention d’une communauté, celle des damnés de la terre, des exilés, qui se joue.
Donner à voir, à entendre, et aussi à goûter : on se souviendra longtemps de cette scène des femmes partageant leurs rêves de nourriture, mains caressant les lèvres, feuille de menthe posée au coin du nez et goût de cette viande aux herbes persane qui fond dans la bouche. Par la seule force de leur jeu, les comédiennes rendent ce repas imaginaire aussi jouissif et sensuel que la scène du couscous partagé en famille de La graine et le mulet d’Abdellatif Kechiche. Un pur bonheur que ce moment d’humanité partagé.