La supplication, Foreign Affairs et Eldorado – les trois excellents documentaires politiques luxembourgeois sélectionnés au LuxFilmFest prouvent la maturité du secteur

Un monde en mouvement

d'Lëtzebuerger Land vom 26.02.2016

Les couleurs sont pop, la nature luxuriante, tout semble paisible. Jerzy Palacz, le fidèle chef opérateur de Pol Cruchten, s’est encore dépassé pour tourner des images magnifiques pour La supplication – Voices from Chernobyl (Red Lion), qui fêtera sa première ce soir au LuxFilmFest, en présence de l’auteure du livre dont c’est l’adaptation, la nobelisée Svetlana Alexievitch. Seulement, il ne s’agit pas d’une comédie ou d’une histoire d’amour dans un cadre bucolique, mais de récits de survivants de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, qui a eu lieu le 26 avril 1986.

Dans son livre éponyme, la journaliste biélorusse a recueilli les témoignages de survivants : les épouses des pompiers qu’on a envoyés sans protection éteindre l’incendie et qui sont morts après de terribles souffrances dans la quinzaine qui a suivi, rongés de l’intérieur ; les parents d’enfants nés avec des malformations ou qui sont morts des suites des radiations ; les soldats qui ont été célébrés comme des héros parce qu’ils ont été « liquidateurs » des déchets radioactifs (ils étaient plus de 600 000 « robots humains ») ; les veuves ; les vieux qui sont revenus habiter dans la zone interdite après avoir été relogés, parce que rien n’est pire pour eux que de ne pas pouvoir vivre sur leurs terres ; les scientifiques qui se sont battus pour alarmer les officiels de la gravité de la situation, sans être entendus...

La lecture du livre fait de ces textes bruts permet de mieux saisir l’ampleur du drame que l’URSS a toujours essayé de cacher, le fatalisme de la population qui n’a pas vraiment conscience que ces radiations invisibles sont sa mort (des dizaines de milliers de morts et autant de cancers depuis), le cynisme des dirigeants politiques et militaires qui cachent les risques aux habitants et aux soldats et les envoient au casse-pipe pour prouver que le peuple russe peut vaincre n’importe quel ennemi, même le nucléaire, l’abnégation de ces soldats, célébrés en héros, l’incompréhension des vieux qui, après la Deuxième Guerre mondiale, ayant fait rage dans la région, et après la dictature de Staline, ne comprennent pas quelle est cet ennemi invisible ou encore l’analyse de ceux qui établissent un parallèle pertinent entre Tchernobyl et la désagrégation de l’Union soviétique. Les livre vous met les larmes aux yeux et la rage au ventre, est parfois insupportable dans la franchise de la description des souffrances des victimes et souvent poétique dans celle de l’amour des gens pour leurs terres. La grande question était seulement : comment l’adapter ?

Pol Cruchten, fort de la réussite de son approche formelle radicale pour son dernier documentaire Never die young, a eu recours aux mêmes techniques – et c’est ce qui l’a sauvé. Parce que Svetlana Alexievitch a donné son accord pour l’adaptation de son livre après avoir vu ce film. Et surtout parce que c’était probablement la seule manière, ou du moins la plus juste et la plus digne, pour illustrer l’indicible et pour montrer l’invisible. La supplication est constitué de lectures monocordes, très calmes, par plusieurs voix d’acteurs et d’actrices, des monologues recueillis par Svetlana Alexievitch. Ce sont les textes tels quels, sélectionnés et coupés pour leur donner une plus grande pertinence, plus de tenue. Sur ces textes, qui vous nouent la gorge rien qu’en les écoutant, Pol Cruchten a monté des images toutes tournées dans la région de Tchernobyl. Des images documentaires de maisons abandonnées depuis trente ans, avec des poupées, des meubles ou des vêtements qui traînent, de la nature qui reprend le dessus, de la ville fantôme de Pripyat, la plus proche, et de son parc d’attraction qui devait ouvrir quelques jours après la catastrophe et où des bus entiers de « touristes nucléaires » viennent aujourd’hui jouer à se faire peur. Et il y a toujours la centrale en arrière-fond, son sarcophage et la nouvelle arche de sécurité toute récente, comme un spectre. En contre-point à cet aspect documentaire, Pol Cruchten filme des acteurs et des gens de la région qui déambulent dans ce décor incroyable, muets et dignes tableaux vivants qui donnent corps aux récits, avec parfois des excursions vers le surréalisme (la pluie à l’intérieur). Une araignée sur un néon qui ne s’allume pas, de longs travellings dans des bâtiments kafkaïens pour illustrer l’inertie du système communiste dans la gestion de la crise, une jeune femme perdue dans les champs en fleurs... Tout ici est symbolique.

La supplication est un très beau film et un film important. Son tournage en Ukraine fut difficile à cause de la guerre, mais Pol Cruchten s’est acharné. Il a eu raison, il s’agit de la plus grande réussite de son œuvre jusqu’à présent. Pour le trentième anniversaire de l’accident nucléaire, il vient nous rappeler l’ampleur du drame – et illustrer que le pire ennemi de l’homme est l’ignorance.

En parallèle à La supplication sera montré en avant-première ce soir aux Rotondes, en présence de nombreux invités politiques internationaux, Foreign Affairs, le documentaire de Pasha Rafiy sur Jean Asselborn. Ou plutôt : sur les coulisses du dur métier de la diplomatie internationale. Le photographe Pasha Rafiy, dont certains se rappellent Selbtsporträt mit Pasha Rafiy, cet autoportrait ironique avec Jean-Claude Juncker, alors Premier ministre, qui tient le déclencheur de la caméra, Rafiy fumant et regardant droit dans l’objectif (2007), travaille comme directeur artistique du quotidien autrichien Die Presse à Vienne et a, par les milliers d’images qu’il voit tous les jours pour son métier, eu envie de regarder derrière les coulisses de ces poignées de mains, de ces photos de famille officielles, de ces conférences internationales au plus haut niveau et de ces relations personnelles entre les hommes politiques qui font la géostratégie du monde entre le dessert et le café.

Pasha Rafiy et son caméraman et producteur Jean-Louis Schuller (Les Films Fauves) ont collé durant un an et demi aux talons de Jean Asselborn, qui, une fois convaincu de la pertinence de leur projet, a laissé faire. Mais ils ne font pas un reportage de télévision classique, ni un documentaire aux éternels talking heads qui témoigneraient de la grandeur de l’homme politique dont la cote de popularité au Luxembourg frise des niveaux communistes. Ils ont, au contraire, essayé de l’utiliser comme cheval de Troie pour pénétrer un univers qui leur resterait fermé autrement. Leur caméra est toujours là, un peu avant et un peu après les autres, ils captent les préparatifs, les mecs qui allument les micros dans les salles de conférences, les soldats qui se reposent avant le passage du cortège des officiels. Alors on voit un ministre engagé, très doué dans les relations humaines, qui fonde une grande partie de sa politique sur ses amitiés avec ses pairs (notamment Frank-Walter Steinmeier, son homologue allemand, ou le Président autrichien Heinz Fischer, tous les deux seront d’ailleurs présents ce soir). Mais on voit aussi l’homme et sa grande solitude, le métier éreintant qui est fait d’innombrables voyages, d’attentes dans des hôtels et des aéroports, de conseillers discrets qui l’assistent au quotidien. Jean Asselborn a laissé Pasha Rafiy l’approcher comme un ami, il lui a fait confiance en privé, lorsqu’il s’en prend à sa tondeuse qui refuse de démarrer ou lorsqu’il lutte contre un méchant vent contraire dans une montée alpine particulièrement dure en vélo. Pasha Rafiy ne cherche pas le spectaculaire, pas le bling-bling, mais un témoignage honnête des coulisses du pouvoir. Et il le fait avec des images sobres, comme dans ses photos, des plans larges, des plans-séquences calmes et généreux. En même temps que le film, il a d’ailleurs profité des voyages et des décors incroyables pour prendre des photos, qui seront présentées à partir de ce soir aux Rotondes et qui paraissent dans un livre édité par le Lëtzebuerger Land avec les Rotondes.

Le troisième documentaire politique présenté au LuxFilmFest (en compétition documentaire, comme La supplication) est Eldorado de Rui Eduardo Abreu, Thierry Besseling et Loïc Tanson, produit par Anne Schroeder (Samsa Film). S’étant étiré sur sept ans, dont cinq de travail intense et trois de tournage, le film documente l’immigration portugaise au Luxembourg, les chants de sirène d’un pays de cocagne où tout le monde trouverait un travail et les rêves brisés dans des chambres de café miteuses, une existence triste et finalement assez ghettoïsée. On y suit quatre Portugais dans leur périple quotidien : Fernando Santos, électricien fraîchement débarqué, vingt ans d’expérience dans son métier, qui fuit la crise au Portugal et veut reconstruire une existence ici ; Jonathan Latron Loureiro, adolescent en échec scolaire, qui se démène dans une famille décomposée et un système scolaire qui n’a pas d’offre d’avenir à lui proposer ; Isabel Oliveira a quitté un mari violent qui la battait pendant 23 ans et veut juste vivre en paix et décider seule de sa vie, elle travaille comme agent d’entretien et adore la danse ; et Carlos Borges, jeune adulte qui a grandi ici mais est passé par la petite criminalité et la prison de Dreiborn et ne trouve de rédemption que dans la paternité.

À trois et dans la durée, les réalisateurs ont réussi à s’effacer, à se faire oublier et à capter des moments et des dialogues absolument incroyables : les discussions entre adolescents sur leurs familles brisées, l’agressivité à l’école, les discussions entre potes sur leurs délits et leur consommation de drogues, les aveux d’Isabel chez la psy ou le découragement de Fernando dans sa chambre de café. Leur manière de filmer s’appelle « fly on the wall » : rester aussi discret et candide que possible, et de ce côté-là, Eldorado est une réussite (la scène à l’école est hallucinante). En plus, grands cinéphiles qu’ils sont, les réalisateurs ont vraiment fait des images incroyablement belles (la côte rocailleuse du Portugal dans la brume...) et un montage contrapuntique qui ouvre de nouvelles perspectives, comme ce ballet des femmes de ménage et des ouvriers sur le chantier à la fin. On y acquiert une nouvelle vue sur l’immigration portugaise, désenchantée et désillusionnée, et c’est en même temps le plus grand reproche que l’on puisse faire au film : qu’il ne montre que des situations d’échec. Or, sur une communauté de plus de 82 000 Portugais, il y en a aussi qui se sont intégrés, ont fondé leurs entreprises, il y a en a même qui sont devenus ministre. (Le film sera présenté en avant-première demain, samedi 27, un débat sur le film aura lieu le lendemain, dimanche 28 février ; il sortira en salles le 16 mars.)

Programme et informations pratiques sous www.luxfilmfest.lu.
josée hansen
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