« Der Zeit ihre Kunst / Der Kunst ihre Freiheit », est-il inscrit sur le frontispice du palais de la Sécession à Vienne, superbe bâtiment précurseur de l’art nouveau construit à la fin du XIXe siècle par Joseph Maria Olbrich. Dès ses débuts et jusqu’à aujourd’hui, il a abrité des expositions d’art de son temps. Au tournant du XXe siècle, ce furent Gustav Klimt, Oscar Kokoschka ou Egon Schiele (1890-1918). Ces peintres géniaux continuent à inspirer des générations d’artistes autrichiens et au-delà, leur transgression révolutionnaire et leur provocation fascinent toujours amateurs d’art et touristes. Si les œuvres d’Egon Schiele atteignent désormais des dizaines de millions d’euros lors de ventes aux enchères, lui est mort miséreux à la fin de la Première Guerre mondiale, emporté par le virus de la grippe espagnole, quelques jours après son épouse. Il n’avait que 28 ans et a laissé un héritage plus de 300 peintures à l’huile et plus de 2 000 dessins et aquarelles, la plupart de ces œuvres étant ouvertement érotiques – et choquantes à l’époque. Qu’un cinéaste autrichien veuille lui consacrer un biopic est donc une évidence. 35 ans après le film Egon Schiele, enfer et passion (Egon Schiele – Exzesse) de Herbert Vesely, avec Mathieu Carrière dans le rôle du peintre maudit et Jane Birkin dans celui de sa maîtresse et principale muse Wally, le réalisateur autrichien Dieter Berner s’est attelé à la tâche avec Egon Schiele – Mort et jeune fille, une coproduction austro-luxembourgeoise, qui est sortie en salles cette semaine. Qu’Amour Fou, la société de production de la cinéaste luxembourgeoise Bady Minck, coproduise le film semble également une évidence : premièrement pour le lien intime de Bady Minck avec l’Autriche, où elle vit depuis de longues années, ainsi que celui de son partenaire Alexander Dumreicher-Ivanceanu, Autrichien. Deuxièmement, après le Hannah Arendt de Margarethe von Trotta, Amour Fou semble conquis par le charme du biopic.
Mais le biopic, surtout le biopic sur des artistes plasticiens, est un genre délicat. À l’exception de Maurice Pialat sur Van Gogh (1991) ou de Julian Schnabel sur Basquiat (1996), la plupart des réalisateurs tombent dans le film à costumes obséquieux et fade, comme vient de le prouver Danièle Thompson avec son kitschissime Cézanne et moi. Car si l’artiste en question a un style propre, comment le rendre à l’écran ? Alors, la plupart du temps, les réalisateurs n’hésitent pas à aligner les clichés sur les artistes : maudits, excessifs, marginaux. Dieter Berner ne fait pas exception à la règle. Son film commence avec les excès du père – atteint de syphilis et alcoolique, il brûle tout ce que la famille possédait lorsque son fils n’a qu’une quinzaine d’années, ce qui va le traumatiser sa vie durant et lui faire répéter tout au long des presque deux heures que dure le film, que l’argent n’est rien et ne l’intéresse pas. Les excès du fils par contre sont racontés bien sagement et dans des tons de brun-gris-noirs à mille lieues de la flamboyance du personnage. Et surtout de son art.
Berner voulait, dit-il dans le dossier de presse, montrer la jeunesse de cette génération qui, au début d’un siècle dont elle ignorait alors encore qu’il allait lui apporter deux guerres mondiales, révolutionna les arts plastiques. Pour cela, il a choisi de très jeunes acteurs, dont la principale qualité semble avoir été leur beauté. Ainsi de Noah Saavedra, qui venait du mannequinat, choisi pour son « énergie » et sa plastique pour incarner le rôle-titre. Pourtant, toutes les sources confirment que Schiele n’était pas particulièrement beau, mais électrisa plutôt les femmes par son charisme et son talent. Malgré tous ses efforts, Saavedra n’arrive jamais à dépasser le regard du chien battu ou celui dans le vide.
Les femmes sont au centre du film de Berner, basé sur un roman éponyme de Hilde Berger, avec laquelle il a coécrit le scénario. Leur hypothèse : Schiele vivait grâce aux, à travers et au dépens des femmes. Que ce soit sa sœur Gerti (très fraîche Maresi Riegner), qui posa pour lui dès sa puberté et avec laquelle il entretint une relation de dépendance mutuelle, puis Wally Neuzil (géniale Valérie Pachner, très juste dans son équilibre d’admiration et de désir farouche d’indépendance), son modèle et probablement son plus grand amour, ou encore, plus tard, sa femme Edith Harms (fragile Marie Jung), qu’il épousa plus par intérêt économique que par amour : Schiele est dépeint ici comme un homme à femmes. Toutes le serviront fidèlement, ou serviront son art, ce qu’elles symbolisent toujours en lui apportant papier et crayons. Schiele, lui, « travaille tout le temps », mais il est toujours propre et net ; même durant la guerre, à l’armée, son uniforme n’est jamais sale.
Formellement, ce Schiele est aussi banal qu’un téléfilm de deuxième partie de soirée sur France 3 : le film commence en 1918, lorsque l’artiste est déjà mourant dans son studio viennois. Sa sœur veut tout faire pour le sauver, mais même l’argent qu’il a gagné avec sa première grande exposition à la Sécession n’aidera pas à trouver de la quinine, seule médicament qui puisse l’aider. De là, Berner raconte la courte vie de l’artiste par des flashbacks : sur ses premiers tableaux, sa rencontre avec Moa Mandu (Larissa Aimée Breidbach), danseuse de charme au Prater, qui l’accompagnera, avec ses amis du groupe Neukunst, à Krumau, où il passent une saison pleine d’insouciance et d’excès. Suivront la rencontre avec Wally et Klimt et sa vie en ermite à Neulengbach, le procès de 1912 pour atteinte à la pudeur, le déménagement à Vienne, la guerre… Une vie qui semble assez tracée, vers le succès artistique, même si l’empereur aurait dit de l’art de Schiele qu’il était « entsetzlich » – épouvantable.
Le pire dans ce film est que cet art, on ne le voit jamais vraiment. Pas plus que les sexes nus que Schiele magnifia et avec lesquels il choqua. « Je suis artiste, pas pornographe », dit-il au début du film. Mais de technique, de doute, d’inspiration, de regard nouveau, il n’est jamais question. On voit Schiele dessiner des esquisses de corps, durant des séances de poses ou même durant ou après l’acte sexuel, mais la richesse de son œuvre – par exemple aussi son obsession narcissique : il a peint des dizaines d’autoportraits –, n’apparaît guère. Malgré sa concentration sur la relation aux femmes, le film n’est pas non-plus érotique. Dans un seul regard de Mathieu Carrière dans le rôle de Schiele, il y a mille fois plus de désir sexuel que dans tout le film de Berner.
Reste l’apport luxembourgeois : le Film Fund a cofinancé le film à hauteur de 1,56 million d’euros. En contre-partie, une partie du film a été tournée au Luxembourg et un certain nombre de professionnels du cinéma ont pu travailler dessus : André Dziezuk porte le film avec sa musique émotionnelle, Uli Simon a fait de très beaux costumes et Philippe Kohn était responsable du son. Par contre, les acteurs autochtones, bien que nombreux, sont réduits à des rôles de figurants. À l’exception de Marie Jung, les autres, comme André Jung (juge), Steve Karier (procureur), Luc Feit, Germain Wagner, Nickel Bösenberg, Max Thommes, Al Ginter, Germain Wagner ou Frédéric Frenay n’ont pas ou prou de texte et passent seulement quelques secondes à l’écran. Cui bono ?