Depuis 1901, le début du mois d’octobre est le moment où sont révélés les noms des lauréats des différents prix Nobel. Dans les trois grandes disciplines scientifiques que sont la physique, la chimie et la médecine, les choix des jurys de l’Académie royale des sciences de Suède ne prêtent que rarement à contestation. Il n’en va pas de même pour la littérature et pour la paix (prix remis par le comité Nobel de Norvège), deux domaines où la subjectivité est grande.
L’année même de leur attribution, certains prix Nobel de littérature ont suscité l’étonnement voire la consternation : ce fut le cas du tout premier en 1901, décerné au poète français Sully Prudhomme, ou de ceux de Winston Churchill (1953) et Bob Dylan (2016). Pour ce qui est des prix Nobel de la Paix, c’est surtout avec le recul que la pertinence des choix apparaît discutable, comme le montre la controverse actuelle autour d’Aung San Suu Kyi (lauréate en 1991). Le dernier né de la fratrie, appelé par abus de langage « prix Nobel d’économie » et remis pour la 50e fois cette année, ne fait pas exception : des voix s’élèvent même régulièrement pour réclamer sa suppression pure et simple.
C’est en 1969 que fut décerné pour la première fois le « prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », à la suite de longues tractations avec la Fondation Nobel, la famille du fondateur et l’Académie royale des sciences.
Sauf exception, obtenir le Nobel d’économie n’apporte aucune notoriété particulière aux lauréats malgré la médiatisation du prix. Ceux, très peu nombreux, connus du grand public l’étaient déjà avant leur distinction, pour des activités autres qu’universitaires : ainsi Paul Krugman, récompensé en 2008, tenait déjà depuis dix ans une chronique très lue dans le New York Times.
En revanche, le prix confère une grande autorité académique et « politique » à l’heureux élu. C’était d’ailleurs un des objectifs de la création du prix en 1968 (lire encadré) que de conférer aux économistes le même statut scientifique et le même prestige que les physiciens, les chimistes et les médecins. Ils en tirent un fort « pouvoir de recommandation » que les autorités politiques n’osent guère contester. On l’a vu en 2014 lorsque le jury suédois a récompensé le Français Jean Tirole, un libéral qui n’a eu de cesse de critiquer certaines orientations économiques et sociales du président Hollande, fort gêné pour lui répondre. Bien que co-lauréat en 1974 avec le Suédois Gunnar Myrdal, l’économiste austro-britannique Friedrich Hayek avait déclaré son hostilité à un prix qui donne à son récipiendaire un prétexte pour se prononcer avec assurance sur tous les problèmes de l’heure.
Depuis sa création, le Nobel d’économie essuie trois critiques récurrentes. Son « machisme » d’abord : une seule femme, l’Américaine Elinor Ostrom a été jusqu’ici honorée, en 2009. Son « américanisme » ensuite : sur les 81 lauréats, cinquante sont citoyens des États-Unis. C’est d’ailleurs le cas des trois derniers, en 2017 et 2018. Sa propension, enfin, à récompenser des travaux faisant une part excessive et inappropriée aux mathématiques (tendance vivement dénoncée en 2004 par trois économistes suédois, dont un membre de l’Académie royale).
Mais la principale critique est d’ordre politique et remonte à 1976, quand l’attribution du prix à Milton Friedman, fondateur de l’école monétariste de Chicago, inspirateur de Thatcher et de Reagan, amena son prédécesseur Gunnar Myrdal, de sensibilité social-démocrate, à remettre en question l’opportunité d’une récompense qui couronnait les travaux d’un « libéral radical ». Dans les années 80 et 90, les économistes réputés « de gauche » n’ont cessé de discuter les choix du jury suédois et, en 2001, c’était au tour de Peter Nobel, un des héritiers du fondateur du prix, d’observer que « les deux tiers des prix de la Banque de Suède ont été remis aux économistes américains de l’école de Chicago, dont les modèles mathématiques servent à spéculer sur les marchés d’actions, à l’opposé des intentions d’Alfred Nobel, qui entendait améliorer la condition humaine et avait avoué détester l’économie ». En réalité, l’université de Chicago ne représente à ce jour que 37 pour cent des lauréats, ce qui n’est tout de même pas rien pour une seule institution.
Le prix Nobel d’économie serait-il suspect d’être, sous couvert de neutralité scientifique, un bastion du libéralisme le plus débridé ? La structure du palmarès et l’oubli de très grands économistes non connus pour leur libéralisme comme Joan Robinson (1903-1983) ou John Kenneth Galbraith (1908-2006) le donne à penser.
C’est aussi la position de deux chercheurs, Avner Offer (Université d’Oxford) et Gabriel Söderberg (Université d’Uppsala) qui montrent, dans un ouvrage publié en 2016 sous le titre The Nobel Factor que dès sa création le prix a eu comme vocation, avec le soutien des milieux d’affaires, de battre en brèche la social-démocratie dominante en Suède et de faire progresser la place accordée aux marchés. L’ouvrage est d’ailleurs sous-titré « The prize in economics, social democracy, and the market turn ».
À la fin des années 60, le gouverneur de la Banque de Suède, Per Åsbrink, voulait profiter du 300e anniversaire de l’institution pour faire avancer ses idées en faveur d’une plus grande indépendance de la banque et de la rigueur monétaire. Pour faire accepter le principe de la création d’une récompense placée sous l’égide de Nobel, il s’est adjoint les services d’économistes réputés comme Gunnar Myrdal (alors âgé de 70 ans) et Erik Lundberg (61 ans). Mais c’est le jeune Assar Lindbeck (38 ans) qui mit en place le comité de choix de cinq membres, principalement des économistes de centre-droit.
Initialement social-démocrate, Lindbeck était dès cette époque très critique vis-à-vis de l’État providence et de la protection sociale. Son influence a été marquante pendant 25 ans, surtout à l’époque (1980-1994) où il présida le comité du Prix. Pendant cette période, le jury a clairement favorisé les économistes néo-classiques, attachés au principe de « l’efficience des marchés » dans tous les domaines (échanges de biens et services, de capitaux et marché du travail) et opposés à l’intervention de l’Etat.
Pour Offer et Söderberg, le comité mis en place par la Banque de Suède a apporté dès l’origine une caution scientifique à des théories libérales et conservatrices discutables qui sont à l’origine du mouvement de dérégulation des années 80 et 90 avec les conséquences négatives que l’on connaît : insécurité économique et sociale, crises financières récurrentes, corruption, inégalités croissantes, et au final rejet des élites.
Mais, à rebours de cette audace qui conduisit le comité suédois à soutenir dans les années 70 des idées à contre-courant de la pensée dominante de l’époque (mais aussi des décennies précédentes), on reproche plutôt aujourd’hui au « prix Nobel d’économie » de surfer sur l’air du temps en récompensant des chercheurs s’intéressant à des problématiques dominantes à un moment précis, ce qui conduirait à des choix sans grande originalité.
Ainsi en 2018 pour la 50e cérémonie le prix sera remis aux américains William Nordhaus et Paul Romer qui « ont mis au point des méthodes qui répondent à des défis parmi les plus fondamentaux et pressants de notre temps : conjuguer croissance durable à long terme de l’économie mondiale et bien-être de la population de la planète ». Affaire de mode ? Il y a vingt ans, ce furent des travaux sur les marchés financiers qui avaient été récompensés et plus récemment (2010) des contributions à la compréhension des mécanismes du chômage, des recherches en phase avec les préoccupations de l’époque.
En fait, il semble que le jury Nobel reconnaisse souvent des travaux anciens mais qui trouvent un écho particulier l’année de l’attribution du prix. Ainsi ceux du Norvégien Finn Kydland et de l’Américain Edward Prescott, préconisant notamment l’indépendance des banques centrales : Ils ont été honorés en 2004, alors que l’article initial date de 1977. Quant à William Nordhaus, 77 ans, co-lauréat en 2018, il s’est intéressé dès les années 1970 aux liens entre le réchauffement climatique et l’activité humaine. Le palmarès du « Nobel d’économie » est truffé de ce genre de reconnaissances tardives, motivées en partie par l’actualité économique et sociale. Au risque que les préconisations des lauréats soient quelque peu datées.
Une création contestée
En 1968, Per Asbrink, gouverneur de la Banque centrale de Suède (Sveriges Riksbank), voulant marquer le tricentenaire de son institution, obtient de la Fondation Nobel et de l’Académie royale des sciences de Suède la création d’un prix récompensant une contribution exceptionnelle dans le domaine des sciences économiques. Mais n’étant pas issu, comme les cinq autres prix Nobel, du testament de l’inventeur de la dynamite, il ne pouvait, selon la famille, porter son nom et a été appelé « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ».
Néanmoins il est décerné dans les mêmes conditions (en termes de procédure de choix) et sera remis, avec les autres, le 10 décembre à Stockholm. Le montant attribué (par la banque et non par la Fondation) est le même : huit millions de couronnes, soit 772 000 euros.
Plusieurs membres de l’Académie, doutant du caractère scientifique de la discipline et peu sensibles au lobbying de la banque centrale, étaient très réticents, même avec une appellation modifiée. Mais l’opération s’est finalement révélée très utile à la science économique. Le sociologue québécois Yves Gingras a montré comment l’énorme « capital symbolique » accumulé par le nom de Nobel depuis 1901 lui a immédiatement et complètement profité, ce qui n’aurait pas été le cas si la récompense avait été appelée, par exemple, « prix Adam Smith ». Les mathématiques, avec leur « Médaille Fields » qui date pourtant de 1936, en ont fait l’expérience à leur détriment. gc