En 2006, Muhammad Yunus est devenu le premier économiste à être récipiendaire du prix Nobel… de la Paix. Monsieur Yunus et la Grameen Bank, l’institution de microfinance (IMF) qu’il a fondée en 1976, ont reçu ce prix en raison de « leurs efforts pour promouvoir le développement économique et social à partir de la base ». Par ce biais, le comité Nobel a souhaité récompenser tout le secteur de la microfinance, au-delà de la Grameen Bank, pour son activité dans la lutte contre la pauvreté. La microfinance peut en effet se prévaloir de nombreuses réussites. Elle a offert des services financiers, principalement des crédits, à une population pauvre jusqu’alors exclue des systèmes financiers formels (banques).
La réussite de la microfinance tient à un double constat. Tout d’abord, les plus pauvres sont capables d’utiliser les crédits pour des activités productives et peuvent dès lors les rembourser. Deuxièmement, en l’absence d’un capital physique à mettre en gage, les plus pauvres peuvent mettre en jeu leur « capital social ». Le crédit repose sur une promesse de remboursement faite par l’emprunteur au prêteur. Cette promesse est plus ou moins crédible en raison de l’information privée dont dispose l’emprunteur sur sa réelle utilisation des fonds et son investissement dans le projet. Dans les pays industrialisés, des mécanismes puissants, comme l’utilisation du collatéral physique et un système juridique efficace, ont permis de rendre cette promesse crédible et donc de favoriser le développement d’un marché du crédit. Malheureusement, dans de nombreux pays en développement, de tels mécanismes sont le plus souvent inexistants ou inefficaces. Les banques sont donc très conservatrices dans leur politique de crédit et seules quelques entreprises bien établies sont en mesure d’obtenir un crédit.
La principale innovation de la microfinance fut de substituer au capital physique (collatéral) le recours au capital social. Faute de collatéral physique, les emprunteurs peuvent fournir un capital social (comme la réputation) et rendre crédible leur engagement à rembourser le crédit. En développant des techniques innovantes, les institutions de microfinance ont permis aux plus pauvres de mettre en jeu leur capital social. L’innovation la plus connue est le prêt de groupe. L’idée est que tous les membres d’un groupe sont conjointement solidaires en cas de défaut de l’un d’entre eux. Cela a un double avantage pour le prêteur. Premièrement, les emprunteurs auront tendance à sélectionner ex-ante dans leur groupe des individus fiables qui ne vont pas faire défaut. Deuxièmement, ex-post la pression sociale favorise le remboursement. Si le prêt groupé est la modalité la plus connue pour utiliser le capital social, la microfinance a développé d’autres innovations techniques comme le recours à des remboursements fréquents ou la logique de prêts croissants. Ces innovations ont permis à de nombreux individus dans les pays en développement d’obtenir des crédits tout en offrant aux institutions de microfinance des taux de remboursement impressionnants.
Toutefois, depuis une dizaine d’années, le secteur a commencé à faire l’objet de critiques de plus en plus virulentes. La quête du remboursement à tout prix a pu induire des conséquences sociales désastreuses sur les emprunteurs. Les médias dans plusieurs pays (Inde, Bangladesh) ont ainsi alerté sur des cas de suicides en raison d’une pression sociale trop forte pour les emprunteurs défaillants. Au-delà de ces évènements tragiques, des études scientifiques ont remis en cause l’idée selon laquelle la microfinance aurait permis de réduire la pauvreté dans le monde (Banerjee et al., 2015). Les effets de la microfinance, sans être nuls, sont faibles et ne permettent qu’à un nombre très restreint d’emprunteurs de sortir de la pauvreté.
Une autre critique a porté sur l’orientation prise par le secteur qui serait devenu de plus en plus un secteur marchand davantage guidé par la recherche du profit que par l’objectif initial de lutte contre la pauvreté. Les résultats financiers impressionnants affichés par les institutions de microfinance (IMF) en place ont attiré de nouveaux acteurs orientés davantage par le rendement financier. Cette tendance, que l’on peut caractériser de « commercialisation de la microfinance », s’est par exemple traduite par le changement explicite de statut d’IMF en banques commerciales, et par l’abandon des populations pauvres, rurales, au profit d’acteurs urbains plus faciles à atteindre. Ces nouveaux acteurs ont induit une concurrence plus forte sur les acteurs existants et ont obligé ceux-ci à s’adapter afin de ne pas disparaître.
Selon de nombreux commentateurs, la commercialisation de la microfinance irait à l’encontre de son objectif de réduction de la pauvreté. Cependant, les études économiques sur les conséquences de l’entrée de nouveaux acteurs orientés par le profit et d’une concurrence accrue sont moins radicales. Certes la recherche du profit peut induire un abandon de la mission initiale (« mission drift ») des IMF, si celles-ci concentrent leur activité sur les clients les plus rentables, en l’occurrence les plus riches et les plus formalisés. Cependant, la recherche du profit peut permettre aux institutions de microfinance de continuer leur mission initiale en générant des ressources propres et en assurant leur viabilité financière. Les recherches existantes ne permettent pas de conclure (Mersland et Strom, 2010).
Dans un travail récent, nous étudions une autre conséquence possible de cette évolution des institutions de microfinance, en l’occurrence la convergence possible entre les activités des IMF et des banques. Avec leur commercialisation, de plus en plus d’institutions de microfinance ont proposé des produits individualisés proches des produits bancaires (prêts individuels, maturité plus longue, recours au collatéral physique). Dans le même temps, face au succès de la microfinance, de nombreuses banques ont cherché à cibler les petites entreprises en offrant des services dédiés à ces acteurs. Par conséquent, si les deux acteurs ont longtemps opéré sur des segments différents, il est possible qu’une concurrence émerge entre eux pour certains types de clients.
Afin d’étudier cette question, nous avons eu recours à des données de prêts d’une des principales IMF à Madagascar. Ce pays est un excellent terrain d’investigation pour notre propos pour deux raisons. D’une part, l’IMF partenaire offre des prêts individuels. D’autre part, plusieurs banques, dont la principale banque de l’île, ont créé des produits spécifiques dédiés aux petites et microentreprises. Notre idée a consisté à regarder si les conditions de crédits offerts par l’IMF partenaire étaient modifiées lorsqu’une banque venait s’implanter dans le voisinage du client. En l’absence de concurrence entre les banques et institutions de microfinance, il n’y aurait aucune raison que l’institution partenaire change sa politique de crédit. En revanche, si celle-ci craint une fuite des clients vers la banque, elle pourrait être amenée à offrir des crédits aux caractéristiques plus avantageuses pour les clients (maturité plus longue, moindre collatéral, taux faible).
Notre analyse statistique a confirmé l’hypothèse selon laquelle les agents de crédits de l’IMF partenaire avaient tendance à offrir des crédits plus favorables après l’ouverture d’une banque à proximité. Comme attendu, nous observons que cet effet n’est valable que pour les clients les plus importants, c’est-à-dire ceux susceptibles de se tourner vers la banque. En outre, l’effet n’existe que si la banque entrante offre des produits spécialement dédiés aux très petites entreprises (trois banques sur douze offrent de tels produits à Madagascar).
Quelques remarques s’imposent en conclusion. Les résultats présentés montrent une interaction croissante entre les marchés bancaire et de la microfinance. Une question non résolue est d’évaluer l’effet net de cette interconnexion croissante. Du point de vue du client, cette évolution peut favoriser le passage d’un prêteur à l’autre. Par le jeu de la concurrence, les clients pourront ainsi obtenir des crédits à des conditions préférentielles ce qui pourrait réduire leurs charges financières et stimuler leur activité. Dans le même temps, si les institutions de microfinance sont capables d’offrir des crédits attractifs pour leurs bons clients, elles peuvent détourner ceux-ci des crédits bancaires. Le risque est dès lors d’enfermer ces emprunteurs dans une relation exclusive (effet de « hold-up »).
Du point de vue de l’institution, la question de son orientation en termes de profils de clients reste posée. Une meilleure rentabilité peut favoriser le développement de l’IMF et ainsi lui permettre de favoriser l’inclusion financière dans des zones encore mal desservies, tout comme elle peut l’inciter vers une mobilisation toujours plus importante de ces moyens au profit de la rentabilité financière, ciblant les populations les plus riches au détriment des clients plus pauvres. Des études complémentaires devront répondre à cette question. Enfin, si cette interconnexion s’accentue les autorités devront renforcer leur régulation des IMFs et trouver le juste milieu entre une meilleure protection des clients et une régulation suffisamment souple pour ne pas pénaliser le développement du secteur.