Mayonnaise au gin Cela fait plus de deux mois que les restaurants sont fermés et il semble désormais acquis que la réouverture ne sera pas pour tout de suite. Les restaurateurs font entendre leur détresse et leur colère sur les réseaux sociaux et manifestent dans les rues de la capitale. Beaucoup ne comprennent pas les aides proposées par l’État et le considèrent difficiles à obtenir ou peu adaptées. Cependant, certains restaurateurs ont pris au pied de la lettre l’invective pressante de se « réinventer », au point de changer de casquette. Ils ne vont pas devenir plombier ou chanteur de bal, mais ont transformé leurs espaces et leur mode de vie pour devenir… épiciers. Un métier un temps obsolète face aux supermarchés surdimensionnés et à la vente en ligne mondialisée, mais qui (re)prend tout son sens depuis que le local et la proximité sont valorisés.
« À la mi-mars, quand on a dû fermer, j’ai d’abord pris le temps de souffler. Pas de travail le soir, pas de personnel malade, pas de client râleur, pas de fournisseur pressé : j’ai pu prendre du recul », se souvient Christophe Schivre à la tête du restaurant La Chapelle, dans le quartier de Neudorf à Luxembourg. Mais baisser le rideau et attendre que les semaines passent, ce n’était pas sa manière de concevoir les choses. Il constate que le quartier populaire où tout le monde se connaissait a évolué pour se gentrifier et s’internationaliser. Il lance alors la Shop’elle : une épicerie de proximité, avec des plats préparés en bocaux et des produits de base, pour éviter aux voisins d’aller dans les grandes surfaces.
« C’était mon point de départ : le quartier, la proximité et l’envie de bosser », fait-il rimer. Avant même la réouverture d’été, il ajoute quelques produits « maison » (notamment un saumon gravlax qui fait l’unanimité) et sent un engouement pour cette nouvelle orientation. « J’ai fait des recherches auprès de producteurs luxembourgeois, puis vers des produits bio et équitables pour élargir la gamme et offrir un choix plus complet. » Désormais, les rayonnages sont remplis d’huiles parfumées, de pâtes fraîches, de sauces, de confitures et même de petits pots pour bébé… faits maison. On trouve aussi des produits internationaux très originaux comme cette mayonnaise au gin, ces préparations pour cookies, ces sauces pimentées ou ces chocolats parfumés. « Il y a de nouveaux produits chaque semaine pour que les clients reviennent. »
Attention à la marge Et ça marche. La moitié de son chiffre d’affaires est désormais réalisée à travers l’épicerie, le reste étant partagé entre la vente à emporter des plats de la carte (notamment aux clients de l’hôtel voisin qui ne dispose pas de cuisine et n’offre pas de room service) et la distribution de bocaux par Group lunch (un service qui existait déjà avant le confinement). Cependant, Christophe Schivre n’est pas tout à fait serein : les marges dans l’épicerie sont beaucoup moins élevées que dans la restauration et même si les charges de personnel sont plus basses (l’essentiel de l’équipe est au chômage partiel), le bénéfice d’exploitation se fait attendre. « C’est une économie différente avec un fonctionnement différent. Quand un burger me coûte deux euros de matière première, je peux le vendre à 17 euros, ça ne choque personne. Mais si j’achète des bananes à deux euros, personne ne va me les prendre à 17 ! ». Il note aussi que les fournisseurs du restaurant accordent généralement trente jours pour les payer alors que les produits d’épicerie qu’il achète sont payables au comptant, ce qui représente un investissement important.
« J’espère ne pas être pénalisé pour avoir continué à travailler. Je ne demande pas de recevoir des aides, mais un peu de compréhension pour les retards de paiements et pour les échelonner par exemple », ajoute-t-il en s’interrogeant « comment rattraper les pertes au moment de la réouverture ». Il espère que « tous ensemble – exploitants, brasseries, propriétaires et État – nous pourrons trouver des solutions ». Une chose est sûre pour le patron de La Chapelle : il gardera un rayon épicerie, même s’il peut rouvrir son restaurant : « Il y aura toujours des gens en télétravail qui manqueront, moins de grandes tablées, moins d’événements : pouvoir offrir autre chose me permettra sans doute de tenir. »
Beaucoup de bocaux À une quinzaine de kilomètres de là, à Roodt-sur-Syre, le restaurant Peitry trône en bordure de nationale. S’il est resté totalement fermé pendant le premier confinement, son chef Quentin Debailleux a décidé d’ouvrir son établissement aux heures habituelles de service et de proposer des produits d’épicerie. « On a commencé avant les fêtes avec des paniers cadeaux mélangeant nos préparations (terrines, bocaux, sauces) avec des produits locaux, notamment des vins. » Même avec un mois de janvier nettement plus calme, le patron a décidé de continuer, en marge de la vente à emporter des plats de la carte, à développer son épicerie. Magret et saumon fumés, plats traditionnels (blanquette, bourguignon et autres bouchée à la reine), confitures, thés, sels parfumés, gâteaux apéritifs, salaisons côtoient un rayon vins et alcools bien garni.
Ces ventes représentent un petit vingt pour cent de son chiffre d’affaires, « mais ça permet de garder le moral et de travailler. » Lui aussi, il envisage de garder ce rayon après la réouverture « mais avec des vins différents de ceux de la carte, car les coefficients ne sont pas du tout les mêmes », ajoute-t-il. Les restaurants appliquent un effet un coefficient de trois, voire quatre ou cinq sur le prix d’achat des bouteilles de vin alors qu’il est à peine de deux en épicerie. « Pour les clients, l’épicerie sera alors une façon de poursuivre l’expérience du restaurant en emportant un peu du menu ».
La ville au village Nicolas Szele et sa femme Pauline ont entrepris une autre démarche. Le chef du restaurant Fin Gourmand situé à Belair dans la capitale n’a pas transformé son restaurant, mais a carrément ouvert une épicerie, au centre de Mondercange, dans une ancienne librairie. « Je passais devant ce local vide régulièrement et l’idée a germé progressivement en constatant qu’il y a une population de 50 000 habitants dans un rayon de cinq kilomètres et aucun commerce de proximité », rembobine celui qui a ouvert finalement en août 2020. « Sans même parler de la fermeture actuelle, on sent bien que la consommation au restaurant n’est plus et ne sera plus la même : plus de télétravail, moins de repas d’affaires et de famille (qui représentaient jusqu’à trente pour cent des rentrées du restaurant, ndlr). L’épicerie est une manière de générer du chiffre et de faire travailler l’équipe. » Bénéficiant de la bonne réputation de son restaurant et d’une clientèle fidèle qui se déplace parfois de la Ville, Nicolas Szele propose des plats à emporter (dont un plat du jour très démocratique, à moins de neuf euros), des préparations en bocaux (oui, encore, les fabricants de bocaux Weck, Le Parfait et consorts se frottent les mains), des vins locaux, des sels, des confitures, des charcuteries, du fromage… « Les plats traditionnels comme la Bouneschlupp ont beaucoup de succès. Les gens recherchent des repères gustatifs qui leur parlent. »
Progressivement, Nicolas et Pauline apprennent « un nouveau métier, avec d’autres rythmes et d’autres règles ». S’ils se réjouissent de bonnes rentrées les midis, avec un chiffre d’affaires équivalent à celui du restaurant (réalisé à trois personnes contre dix au restaurant), le bilan de la semaine est plus mitigé : « Une semaine classique, c’est environ un tiers du chiffre du resto ». Quelques pics lui donnent de bonnes raisons de continuer, ainsi les centaines de paniers cadeaux réalisés pour les fêtes dépassent le revenu d’un soir de Saint-Valentin à table. « C’est une bonne période pour se remettre en question. Il faut oser, y croire, s’adapter et faire ce que le client recherche », conclut-il.
La période des fêtes a également été faste dans la zone industrielle de Bertrange où le groupe autour du Windsor (Restobert SA) a regroupé l’activité de ses quatre restaurants pour proposer des plats à emporter et de l’épicerie. « Nous avons été positivement surpris du succès de cette formule », relate Julie Thiry qui s’occupe de la gestion des établissements du groupe. Cependant, à la fin du mois de janvier, l’expérience a pris fin : « Il n’y a pas assez de passage dans la zone à cause du télétravail », regrette-t-elle tout en affirmant que « dès la réouverture, on refera un rayon épicerie avec des produits de saison. »
Eat, sleep and... Certains hôtels avec restaurant ont suivi une autre voie pour se réinventer : celle du repas en chambre. L’idée peut paraître évidente – le room service fait partie de l’offre de la plupart des hôtels – mais elle revêt un caractère particulier dès lors que les restaurants sont fermés : les clients sont des résidents locaux qui louent une chambre d’hôtel pour pouvoir bénéficier d’un repas de restaurant. L’Hostellerie du Grünewald avait ainsi lancé son offre Eat & Sleep alors que les restaurants étaient encore ouverts, mais que le couvre-feu était imposé. Les clients avaient la possibilité de manger au restaurant et de rejoindre leur chambre à l’heure du couvre-feu. Depuis, l’offre est restée identique, mais les tables du restaurant ont été transférées dans les chambres. « En trois mois, nous avons vendus 318 nuitées selon cette formule générant un revenu de 86 000 euros », détaille Clovis Degrave patron de l’établissement, « cela représente quinze pour cent de notre chiffre d’affaires sur cette période de novembre à janvier. » Poursuivant ses calculs, le chef estime que l’initiative a été bénéfique permettant de limiter les pertes par rapport à la même période un an auparavant. « Sans les Eat&Sleep, nous aurions perdu 25 pour cent de chiffre à l’hôtel et 32 pour cent au restaurant. Avec, on limite la casse respectivement à quinze et 23 pour cent. »
C’est aussi une clientèle essentiellement locale que touche l’Hôtel Le Royal avec son forfait « Détente et saveurs », initialement mis en place pour les repas de Noël et de Nouvel an. « Nous avions décidé de transformer certaines chambres en salle de restaurant. Le lit a été enlevé et une table a été mise en place. Au moment du dîner, le client se rend dans une autre chambre qui devient sa salle à manger privée », détaille Cynthia Blaszczyk, assistante de direction. Le concept a plu et perdure désormais. Cette offre représente 45 nuitées (et donc le double de repas), une goutte d’eau pour l’hôtel qui accuse « un retard de près de 80 pour cent du chiffre d’affaires par rapport à 2019 ». Mais une goutte d’eau bienvenue quand même, puisque pour la Saint-Valentin, trente chambres sont transformées contre quinze en janvier. « Les gens ont besoin de changer d’air et nous de travailler », conclut-elle.