Verre ballon L’avion a quitté le Findel voilà une heure. L’appareil achève sa descente vers le Sud en parallèle à l’océan Atlantique, à quelques dizaines de kilomètres sur la droite. De ce côté par le hublot, le regard baigne les eaux kaki de la Dordogne puis on distingue mieux encore celles, plus agitées, de la Garonne autour de laquelle s’étend Bordeaux. L’aéronef, orange et blanc ou paré des couleurs du Luxembourg, enroule sa trajectoire, croise le fleuve en son arc lunaire et ralentit dans un vrombissement au-dessus des quais et de leurs innombrables bâtisses XVIIIe. L’on frôle la flèche de la Basilique Saint-Michel, la plus haute du Midi puis, avant de crisser les roues sur la piste de Mérignac, apparaît le stade Chaban-Delmas et son architecture art-déco où jouait l’équipe de football des Girondins (l’équipe de rugby locale y réside depuis 2015).
C’est ici, dans le stade érigé pour la coupe du monde 1938, à la limite du centre-ville, qu’un Luxembourgeois, Camille Libar, a hissé le club de Bordeaux sur le toit du football français pour la première fois, en 1950. Bien avant l’invention du Nation branding, le goleador dudelangeois portait haut les couleurs du Grand-Duché dans l’élite footbalistique voisine, comme son compatriote Vic Nuremberg à Nice, dans la quasi-indifférence. Les deux Luxembourgeois rayonnaient, pourtant, si bien qu’un lecteur du Land rappelait dans nos colonnes en 1956 que le football était à considérer comme un sport national, au même titre que le cyclisme, alors dominé par Charly Gaul. Une star luxembourgeoise brillait à Bordeaux donc. Une fois n’est pas coutume à l’autre bout de la diagonale du vide (zone entre la Meuse et les Landes où les densités de population sont très faibles). La présence luxembourgeoise s’impose peu historiquement dans l’histoire locale. L’historien Michel Pauly nous rappelle toutefois que Jean du Luxembourg aka de Jang De Blannen pourrait avoir tenté, au service du roi de France au milieu du XIVe siècle, de bouter les Anglais hors du Sud-Ouest lors de la Guerre de Cent ans. Après une poignée de succès, le lointain descendant de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine (qui avait, par son mariage avec Henri II, fait passer la région sous les propriétés du roi d’Angleterre, avec la nuance toutefois que le sentiment national n’existait alors pas, comme le souligne un autre historien, Pit Péporté) se serait retrouvé en 1339 bloqué aux portes de Bordeaux, alors ville fortifiée.
Plus près de nous, parmi les histoires qui rapprochent le Grand-Duché de la préfecture girondine : l’exil de la Grande-Duchesse Charlotte en mai 1940 via le Périgord. La famille grand-ducale y a trouvé refuge devant l’inexorable avancée de la Wehrmacht. À Bordeaux (où le gouvernement français a pris l’habitude de se retrancher quand les Allemands envahissent Paris), le consul général du Portugal Aristides de Sousa Mendes lui a pemis de rejoindre le Portugal, à la famille royale mais aussi et surtout à des milliers de réfugiés juifs… avant de rejoindre Londres puis les États-Unis pour ce qui concerne la Grande-Duchesse. L’un de ses petits-enfants dirige depuis plus de dix ans le plus prestigieux domaine viticole du bordelais, le château Haut-Brion. (On aperçoit d’ailleurs les vignes, en pleine communauté urbaine, à Pessac, lors de la phase d’atterrissage.) Le Prince Robert, fils de Charles, cinquième enfant de Charlotte, est aussi petit fils du banquier américain Clarence Dillon, qui a fait l’acquisition en 1935 du Premier grand cru classé (plus haute marche des vins bordelais occupée par Haut-Brion, Lafitte Rothschild, Latour, Margaux, et Mouton-Rothschild). Prince Robert Louis François Marie de Bourbon, selon son état civil complet, n’habite pas Bordeaux à plein temps (il vit en Suisse), mais il gère le domaine et ses propriétés annexes pour la famille. S’ajoute notamment au patrimoine un restaurant doublement étoilé sur les Champs-Élysées à Paris, baptisé le Clarence, face aux Petit Palais (autrefois Palais de l’Industrie) où a été dévoilée en 1855 la liste des breuvages bordelais les plus onéreux (le prix a été le critère retenu par Napoléon III pour hiérarchiser le prestige des vins bordelais lors de l’Exposition universelle). La Mission Haut-Brion, propriété voisine rachetée en 1983 par Joan Dillon, mère de Robert, est l’autre joyau de la famille. Pour se donner un ordre d’idée, la bouteille de Haut Brion 2019 se vend 282 euros entre professionnels selon le Bloomberg du vin, Liv-ex (trente pour cent de moins qu’en 2018, 408 dollars, une tendance à la baisse visible sur le marché cette année). Selon la même source, le flacon de Mission Haut Brion 2019 s’échange à 180 euros prix négociant (contre 252 pour le millésime précédent).
Prince baba cool À Bordeaux, Prince Robert n’est pas qu’un chef d’entreprise uniquement préoccupé par la collecte des juteux dividendes de la viticulture de luxe. (Les premiers grands crus classés, dégagent des marges bien supérieures à celles réalisées aux quatre autres rangs inférieurs du classement de 1855 et la comparaison avec les bénéfices, le cas échéant, réalisés par l’immense majorité des exploitations, lesquelles n’appartiennent pas audit inventaire, n’a pas vraiment de sens.) Il n’écume pas ostensiblement les manifestations publiques, même si Google relève des photos de lui avec Bill Clinton ou Jennifer Anniston. Le prince aime la discrétion. Il ne porte pas non plus tout haut sa « luxembourgeoisie ». On l’apprécie sur place davantage par son ouverture aux cultures. Bien que tête couronnée, petit-fils de banquier new-yorkais et fils de grand-propriétaire vinicole, Prince Robert s’est d’abord tourné vers le cinéma. Après ses études, certes élitistes (Oxford et Georgetown), et un tour du monde sac sur le dos, lui et sa future épouse ont débuté une carrière de scénaristes à Hollywood, avec plus ou moins de réussite. Ils sont reperés par Steven Spielberg, mais aucun script n’est converti en film. De retour sur le Vieux Continent, prince Robert a progressivement repris et développé les affaires familiales puis, féru d’histoire, il a travaillé à l’érection de la Cité du vin. Le monument au design remarquable, entre le cep de vigne et le verre de vin, se dresse depuis 2016 en bordure de Garonne, au bout des quais sur lesquels, du XVIIIe au XXe siècles, l’on déchargeait le vin qui arrivait des terres avant d’être envoyé en Angleterre. (Le port de Bordeaux a aussi bâti sa richesse d’antan sur le commerce triangulaire et la traite des esclaves.) Le lieu, entre musée et parc à thème, célèbre la culture du vin à l’international. La deuxième exposition a par exemple présenté le berceau du vin géorgien.
Dès 2011, le domaine Clarence Dillon est le premier des mécènes privés à apporter sa contribution au projet. Son patron, le prince Robert, préside aujourd’hui le comité d’orientation culturelle de la fondation de la Cité du vin. Celle-ci est présidée par Sylvie Cazes, notable de la région bordelaise qui est officiellement devenue consul honoraire du Luxembourg à Bordeaux fin juin à la faveur de l’exequatur signée par le Président de la République Emmanuel Macron. Sylvie Cazes, issue d’une grande famille médocaine du vin, sert les intérêts du Grand-Duché pour toute la Nouvelle Aquitaine (une bonne partie du quart Sud-Ouest de l’Hexagone). Le magazine Challenges classe le duo qu’elle forme avec son grand-frère Jean-Michel parmi les 300 plus grandes fortunes de France, valorisant, comprend-on, les investissements familiaux et respectifs dans une poignée de châteaux, à commencer par le cinquième grand cru classé pauillacais Lynch-Bages. Elle appartient désormais à la cohorte de 150 consuls amis du Luxembourg (Land, 3.06.2015) et met dorénavant sa notoriété à disposition du Luxembourg. Dans l’ouvrage Bordeaux Connection (de Benoist Simmat), qui décrit les rouages du monde des grands vins (en surjouant quelque peu la part de mystère), ou dans Le Monde, Sylvie Cazes apparaît comme « figure incontournable » du vin. Elle a d’ailleurs été « madame vin » du maire de Bordeaux Alain Juppé (ancien Premier ministre de Jacques Chirac) entre 2008 et 2014 et est à ce titre l’un des artisans de la cité du vin. Le rapprochement avec le prince Robert ces dernières années s’est opéré dans ce cadre, nous explique-t-elle par téléphone. Le prince de Nassau n’a pas été le sponsor de la nomination, même s’il communique qu’il en est « ravi » et qu’il a « toujours eu de très bons contacts » avec Sylvie Cazes.
La Médocaine a été débusquée « un peu par hasard » au cours d’un dîner. Patrice Cauvet, conseiller du commerce du Luxembourg en France, avait été mandaté par l’ambassadrice Martine Schommer pour trouver un successeur au consul de Bordeaux, Hervé Creuzé, en route pour la retraite. « Il m’a demandé si je connaissais le Luxembourg. J’ai répondu que oui et notamment Pierre Gramegna, qui est le parrain d’une de mes nièces », informe-t-elle dans un sourire, en précisant qu’il n’a rien à voir dans la nomination non plus et confirmant que le ministre des Finances (DP) est aussi un grand amateur de vin. Ces passages au Grand-Duché ont jusque-là été organisés dans le cadre de promotion du vin. Sylvie Cazes a aussi présidé le lobby des grands crus. « Je me souviens d’un diner autour des crus classés du Médoc d’ailleurs présidé par Pierre Gramegna. Cela avait été un grand succès », dit-elle.
Belle endormie Voilà l’entrepreneuse du vin (elle dirige aussi une entreprise, Bordeaux Saveurs, opérant dans l’organisation de séjours y liés) dans une nouvelle mission : densifier les relations, économiques et culturelles, entre les deux régions. Le contingent luxembourgeois à Bordeaux se limite aujourd’hui à 125 personnes déclarées (ce qui pourrait s’élever autour de 200 personnes dans les faits selon un contact à l’ambassade). L’art contemporain est un axe envisagé. L’exploration du patrimoine viticole aussi. Des banques privées proposent déjà à leurs meilleurs clients des voyages dans les plus grands châteaux, dont Haut Brion. Une collaboration avec le Luxembourg Business Club, centré aujourd’hui sur Paris, est envisagée. La nouvelle consule honoraire doit se rendre à l’automne au Grand-Duché pour discuter des pistes à explorer. Parmi les satisfactions du moment : la possibilité de rejoindre par avion (et sans escale) la ville autrefois baptisée « la belle endormie » (par son manque de dynamisme de 1947 à 1995 sous le maire Gaulliste Jacques Chaban-Delmas). Easyjet a la première ouvert la voie en avril 2018 avec entre quatre et cinq vols par semaine. La compagnie à bas coût a, comme toutes, cessé d’opérer avec le confinement. Elle indique aujourd’hui être « dans une phase de reprise » avec une évolution progressive de l’offre. « Nous souhaitons continuer à opérer cette ligne si la demande reste au rendez-vous », nous informe-t-on par email.
Luxair se montre plus offensive. La compagnie nationale a profité du ralentissement des fréquences d’Easyjet pour caler deux vols dès cet été, mercredi et samedi matins, dans une logique Luxair Tours, avec ses Bombardier Q400 (environ 70 places). Face à la timidité du concurrent sur cette destination, Luxair évalue l’investissement dans l’hybride business-ethnic travel avec des vols permettant des week-ends prolongés de part et d’autre. « Luxair est très satisfait du pickup pour Bordeaux. Nous sommes à l’écoute des utilisateurs pour améliorer l’offre », communique son nouveau directeur Gilles Feith.