Alibi covid Un parapluie attend son propriétaire dans le seau métallique au pied de l’entrée de l’enseigne de restauration rapide et saine À la Soupe, rue Chimay. Au pied des deux tables en vis-à-vis à l’extérieur, un pied de parasol se tient prêt pour les beaux jours… et le courrier s’amasse sur le pas de porte. Un peu plus haut, rue des Capucins, le mannequin dans la vitrine de la boutique de chaussures Patricia guette vainement l’entrée d’un éventuel client. Les godasses à côté de l’hôtesse en plastique trônent dans un décor suranné, au milieu des affichettes « -30 % », « -10 % sur toute la collection » ou encore « Nouvelle collection, pas de % ». Quelques mètres au-dessus, au coin de la Grand-Rue, un badaud colle son visage contre la porte fermée du salon de thé Ladurée. La main intercalée entre le front et la vitre, il espère un signe de vie à l’intérieur. Les plantes, pour la plupart asséchées et jaunies, débordent des pots vert pistache aux ornements dorés dans le style Napoléon III adopté par le spécialiste parisien du macaron. Le temps s’est arrêté à la mi-mars pour ces commerces. Ils ne rouvriront pas. En tout cas pas sous ces marques. Leurs faillites ont été scellées par le tribunal de commerce au cours des deux dernières semaines.
Difficile de juger de la responsabilité du Covid-19 dans ces fermetures. À Paperjam, le gérant de À la soupe Pascal Henrot explique que « l’ADN du concept ne fonctionne pas avec la distanciation sociale ». Les trois établissements répartis entre la gare, le centre-ville et le Kirchberg nécessitent du passage. Il fallait en sus réinvestir alors que la maison mère (Souparfi) et ses actionnaires épongeaient déjà les pertes. Le confinement et les mesures de santé publique ont découragé les investisseurs de rallonger la mise. Le parapluie partira avec les meubles. Éventuellement dans le cadre de l’installation d’un restaurant en mode pop up. L’échevin Serge Wilmes (CSV) explique au Land que la Ville, propriétaire des lieux, a lancé un appel d’offres pour trouver un nouveau locataire permanent, mais qu’elle le met à disposition de tout entrepreneur intéressé par une exploitation à court terme du lieu. Onze personnes travaillaient pour ces bars à soupe (selon le dernier rapport publié au registre du commerce, celui de 2017).
Le magasin Patricia appartient à l’empire de la chaussure Vedette-Underground réparti entre la capitale, Bertrange et Esch-sur-Alzette. Les faillites des deux sociétés-mères ont été prononcées fin mai. La gérante, Patricia Sirokin, ignore nos sollicitations. L’on apprend néanmoins par l’intermédiaire de la direction de la Belle Étoile, où la famille Sirokin vendait des chaussures depuis l’ouverture du centre commercial en 1974, qu’elle a informé le 8 mai l’exploitant de la galerie qu’elle ne rouvrira pas le 11 en même temps que tous les commerces du pays qui avaient été contraints de fermer à la mi-mars. Les rapports annuels de Chaussures Vedette et d’Underground indiquent que les fonds propres sont passés dans le rouge ces dernières années. Patricia Sirokin avait fait venir un architecte pour fusionner en juin les deux cellules commerciales qu’elle louait au rez-de-chaussée face à l’hypermarché Cactus. La preuve que la crise du Covid-19 a au moins altéré les plans de l’entrepreneuse de la chaussure. Une quarantaine d’employés se retrouvent sur le carreau.
Junk food Ladurée nourrissait de grandes ambitions au Luxembourg. L’actionnaire, la famille Holder (qui détient également les boulangeries Paul), avait fait rénover l’immeuble au coin de l’artère commerciale Grand-Rue et de la rue des Capucins, quand elle avait repris en 2014 la franchise au duo failli Einhorn-Castera. « Ils voulaient absolument l’emplacement », témoigne l’agent et propriétaire immobilier Fabrice Kreutz. À la place de la boutique de fringues british, l’enseigne a investi deux millions d’euros dans la rénovation. « Ils ont rencontré des problèmes de personnel. Ils ont cherché un repreneur pour la franchise. Ils ont tenté de négocier un nouveau loyer avec le propriétaire. Celui-ci a mis trop de temps à se décider et quand il était prêt à donner son accord, Ladurée avait pris la décision de partir », détaille Fabrice Kreutz. Maintenant le propriétaire se retrouve avec un immeuble à la décoration pour le moins atypique et il doit baisser le loyer « de trente pour cent ». Notre expert du centre-ville voit dans la cherté des loyers de la ville haute et le confinement les deux principaux ingrédients de la désertion en cours. Une petite vingtaine de personnes préparaient et servaient les douceurs de l’enseigne.
Les mesures de chômage partiel et de congé pour raisons familiales ont résorbé les coûts en personnel, la plus grosse dépense pour les gérants d’enseignes commerciales en temps normal. Les loyers restaient en revanche à payer en cette période d’inactivité contrainte, entre le 16 mars et le 11 mai. Déjà victimes de difficultés d’accès (Land, 17.01.2020), peu de commerces en centre-ville avaient accumulé des réserves financières ces dernières années. Ceux qui en avaient les ont dépensées. Soixante pour cent des commerces hors alimentation sondés par la Chambre de commerce (2 600 entreprises) entre les 8 au 15 avril et 72 pour cent de l’Horeca prévoyaient de ne plus avoir de réserves de liquidités dès le 1er mai. Un quart des entreprises interrogées n’en avaient déjà plus au moment de l’enquête. Certaines ont négocié avec leurs bailleurs. Fabrice Kreutz explique que pour ses locataires, notamment les restaurants, il laisse six mois de délai par mois non travaillé. Les loyers de trois mois d’arrêt équivalent à un étalement du paiement sur 18 mois. Les propriétaires peuvent ainsi prendre le relais du gouvernement dans la logique consistant à préserver la trésorerie, et donc la solvabilité, des entreprises.
Des cellules commerciales de la capitale se vident. Elles se remplissent à moindre prix. Trente pour cent de moins donc, assure Fabrice Kreutz. C&A est remplacée par Monoprix au Knuedler. Selon plusieurs sources, Pull & Bear Grand-Rue a résilié son bail. En face, l’autre enseigne d’Inditex, Zara discute de son loyer (contactée, la responsable du géant espagnol au Belux, basée à Bruxelles, ne répond pas). Les propriétaires qui résistent dans ces conditions s’exposent au départ de leur locataire. Ce dernier est en position de force. Dans un contexte d’offre excédentaire par rapport à la demande, « ceux qui ne baissent pas les prix laissent partir leur locataire ». Le patron de Kreutz Immobilier préconise une certaine souplesse avec une revue à la baisse des loyers pendant un, deux ou trois ans. « J’ai été de ceux qui ont fait monter les loyers. Mais il faut suivre le marché », lâche Kreutz.
Blind policy making L’agent immobilier, qui se compte parmi les dix plus importants bailleurs de restaurants du pays, explique que les restaurateurs éprouvent le plus de difficultés à digérer la crise. Très remonté, il qualifie les 5 000 euros d’aides non remboursables de « poudre aux yeux », les 1 250 euros par employé du plan Neistart de « Tropfen auf den heißen Stein ». Les restaurants ne peuvent tourner à plein régime. Les clients tardent à revenir. Les restaurateurs (et entrepreneurs) bénéficient pour l’heure de moratoires sur leurs emprunts. D’aucuns ont prolongé leurs lignes de crédit. Des délais de paiements ont été accordés par les administrations pour les charges. Mais leurs vertus anesthésiques s’estompent puisqu’il ne s’agit là que d’exemptions temporaires. Les échéances approchent. Selon le directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC) Nicolas Henckes, les commerces vont tenter leur chance cet été et feront le bilan en septembre : « D’éventuelles annonces de faillites pourraient intervenir en octobre ou janvier ». Fabrice Kreutz tortille moins sa pensée. « La vraie crise va venir à la rentrée. Jusqu’au printemps, on en verra une avalanche. Le pays ne comptera pas assez d’huissiers pour réclamer les impayés. » Pour l’intéressé, le gouvernement aurait absolument dû permettre la suspension des paiements de loyer au gain du locataire et offrir une déduction fiscale équivalente à la fin de l’année au propriétaire.
La situation se tend pour les entrepreneurs. Sur Facebook en fin de semaine passée, l’initiateur du groupe Rescue Independents & Startups Giovanni Patri liait la tentative de suicide du Pont Adolphe (jeudi 11 juin dans la matinée) à un désespoir entrepreneurial et amoureux. Contacté au sujet de l’affirmation (la police ne précise pas les motifs), le fondateur du groupe aux 7 400 membres admet avoir entendu cette information de seconde main, mais il affirme avoir reçu plusieurs appels d’entrepreneurs dans une « une situation de désespoir humain ». « Dans un contexte de crise sanitaire, l’incertitude associée au risque économique provoque des sentiments de panique », témoigne Giovanni Patri, qui renvoie le cas échéant au service SOS Détresse (tel : 45 45 45). Le passage piéton-vélo du pont centenaire était encore bloqué par la police ce jeudi « pour des raisons semblables », nous indique une source policière.
Giovanni Patri, représentant informel des restaurateurs, des commerçants, des traducteurs, des professionnels de santé, des coachs, etc. a été reçu par les ministres de l’Économie, Franz Fayot (LSAP) fin mars, et celui des Classes moyennes, Lex Delles (DP) en mai. Il salue le volontarisme politique, mais profère certaines critiques à l’attention du gouvernement. « Garanties bancaires et aides remboursables sont des flops », dit-il. La première n’est que très peu sollicitée par les entreprises selon un rapport intermédiaire livré à la Chambre par le ministre des Finances (DP, Land, 12.06.2020). La seconde est complexe et n’aboutit que trop peu, dit Giovanni Patri, aux personnes visées. « Des gens qui gagnaient bien leur vie doivent recourir aux services sociaux pour manger », explique-t-il. L’échevin Serge Wilmes, joue lui les pompiers avec le pactole de la Ville. Après une première aide de 1 000 euros par commerce perçue sous forme de bons d’achats distribués par tombola, est votée ce vendredi une deuxième aide « inédite » et bien plus conséquente. Plusieurs milliers d’euros abonderont sur les comptes des restaurateurs et commerçants de la capitale. Serge Wilmes constate que la vie tourne au ralenti. Il estime que les commerces se limitent à trente ou quarante pour cent de leur chiffre d’affaires normal parce que, notamment, environ 50 000 personnes ne sont pas revenues travailler en ville.
Safe Haven Parallèlement, il est des îlots de béatitude. À la Belle Étoile, l’on signale que « l’activité a bien repris ». « Certains ont même déjà atteint le rythme de l’année passée », raconte Manu Konsbruck, patron de la galerie propriété de Cactus. Le groupe de la famille Leesch a offert les loyers des mois d’avril et de mai à ses locataires. Les demandes abondent pour rejoindre les 105 commerces répartis entre les couloirs so seventies de l’allée principale et la nouvelle aile, y compris en provenance de la capitale. Manu Konsbruck explique que la moyenne des prix tourne autour de 55-60 euros du mètre-carré par mois, contre le double ou le triple dans la zone piétonne de Luxembourg. « On a même vu un bail à 280 euros le mètre carré », ajoute Konsbruck. Dans les boutiques, on regrette seulement qu’à contrario du centre-ville, en plein air, on ne puisse enlever son masque. Ici « on touche du bois », confie le directeur. D’ailleurs, comme le signale le directeur de la Chambre des métiers Tom Wirion sur l’antenne de 100,7, « bis elo, net méi Faillites wéi soss ». C’est vrai. Le Luxembourg Business Register recense « seulement » 404 faillites entre mars et mai de cette année, contre plus de 600 les deux années précédentes, soit un tiers en moins. La différence tient aussi, explique-t-on au parquet, à des délais accordés par les créanciers, souvent la sécurité sociale, et à des reports d’assignation. Le greffe et le tribunal commercial ont continué de travailler durant le confinement. Mais on s’attend à un rattrapage du retard. Jusqu’ici tout va bien…
L’on peine à mesurer l’impact réel du lockdown sur les différentes catégories professionnelles. Le Statec fournit bien quelques données. Dans sa note de conjoncture publiée la semaine passée, l’on apprend que la construction et l’horeca ont utilisé les mesures de chômage partiel pour 80 pour cent de leurs salariés environ. Moins de cinquante pour cent des salariés du commerce (dont l’essentiel des établissements sont restés fermés ces deux mois) et des « autres activités de service » ont bénéficié de la mesure. De qui parle-t-on ? Le ministère de l’Économie n’explique pas la méthode de la prise de décision et les indicateurs sur lesquels elle se base. Le cabinet du ministre Franz Fayot refuse par exemple de partager l’étude des impacts de la crise du Covid-19 réalisée (à titre gracieux, nous dit-on) par le cabinet de conseil McKinsey.
Au sein des organisations patronales, on se méfie d’un certain angélisme du gouvernement. Il se manifeste par des prévisions plus optimistes que celles des organisations patronales. L’OCDE prévoit par exemple un recul du PIB luxembourgeois de sept pour cent quand le Statec en envisage six, mais surtout l’institut national de la statistique prévoit une reprise « mécanique » en 2021 à sept pour cent quand l’organisation parisienne table sur 3,9 pour cent. Les deux scénarios d’une reprise en V contre la reprise en U s’affrontent. La différence n’est pas seulement géométrique ou alphabétique. Le temps nécessaire à la reprise pèsera lourdement sur les finances publiques. La « perte de dynamique de l’emploi » à cause de la crise du Covid-19, selon la litote du Statec, inquiète le patronat. Le chômage a augmenté de douze pour cent en mars, de quatorze pour cent en avril. Il s’établit à sept pour cent de la population active fin mai. Il tournait autour de 5,3 pour cent depuis de longs mois. Or, l’augmentation prend surtout en compte le contingent des intérimaires, premières victimes du confinement après l’arrêt des chantiers. Les statistiques de l’emploi (et du chômage) apparaissent tardivement dans les indicateurs du fait des nombreuses étapes à franchir avant d’être catégorisé comme chômeur. L’augmentation du nombre de faillites donnera la mesure de la crise sociale à venir. Les germes sont là.