À poil « Je suis restaurateur et je suis à poil », voilà le message que Cyrille Schneider a écrit sur une ardoise qu’il tient devant lui alors qu’il pose, en effet, en tenue d’Adam. D’autres ont suivi le patron du Beaulieu, brasserie populaire de Bonnevoie, et de l’Adresse, petit resto très parisien au centre-ville de la capitale, pour alerter sur les difficultés financières rencontrées par le secteur de l’horeca, contraint de fermer ses portes depuis plusieurs semaines. Des restaurateurs, des chefs de cuisine, des barmen (« je suis barman et je suis à l’eau », brandit Filoo About au Nasty Bar de Dudelange), des hôteliers, et même des fournisseurs (de viandes, de boissons, de produits d’hygiène) posent dans le plus simple appareil (sans rien dévoiler cependant pour que les photos puissent être publiées sur les réseaux sociaux). « L’idée est de marquer les esprits avec un messagevfort. Je veux que les gens ouvrent les yeux sur toutes nos professions », explique le restaurateur.
Pour attirer l’attention sur des entreprises et des professions mises à mal par les fermetures, les réseaux sociaux sont le passage obligé, la caisse de résonance : « Nous avons le sentiment que l’horeca n’est pas entendue alors qu’elle est à genoux et que des décisions injustes continuent d’être prises aux dépens des propriétaires de ces entreprises locales », martèle Andrew Martin, DJ et responsable marketing qui a lancé le groupe Facebook #LightsonLuxembourg. Il y invite les exploitants de bars, de cafés, de restaurants, de clubs et de boîtes de nuit à allumer leurs lumières pour se faire voir, protester et « pour sensibiliser le public à la situation désespérée dans laquelle nous nous trouvons ». Plus de 2 000 personnes ont rejoint le groupe et les photos de façades éclairées affluent de tout le grand-duché. « Les fermetures commencent à avoir des conséquences sur la santé mentale des entrepreneurs et des clients qui vivent seuls et qui dépendent de l’interaction sociale des bars et des restaurants », a déclaré Martin auprès de Delano.
De son côté, Étienne-Jean Labarrère-Claverie, à la tête du restaurant L’Opéra au Rollingergrund a créé le groupe « Laissez-nous travailler », toujours sur Facebook. Dans un premier temps, il appelait ses confrères à manifester le 16 janvier, « pour exposer au gouvernement la situation précaire de l’horeca et trouver des solutions ensemble ». Mais devant « les risques de débordements, avec peut-être 2 000 personnes à gérer, les messages contradictoires de certains avec lesquels on ne veut pas être associés (qui manifestent contre le port du masque ou contre les vaccins, ndlr), la disparité des revendications... », il a préféré retirer sa demande de manifestation… aussitôt reprise par d’autres pour la semaine suivante. Sur tous ces groupes sur Facebook, les commentaires fusent dans tous les sens avec une bonne dose de colère, de désarroi, d’incompréhension, mais aussi d’informations plus ou moins farfelues sur les mécanismes d’aide, sur ce qui se passe à l’étranger. Le sentiment d’abandon est le plus palpable : « on en a assez d’être le seul secteur sacrifié pour le bien de tous », écrit par exemple un barman. Il faut dire que l’annonce de la réouverture des commerces, salles de sport, lieux de culture (mais pas des bars et restaurants) a mis de l’huile sur le feu pour de nombreuses personnes qui se sentent au bord du gouffre et crient à l’injustice.
Tourner dans les casseroles La multiplication des initiatives et groupes sur les réseaux sociaux est le symptôme d’un malaise profond dans le secteur. Un malaise lié aux angoisses actuelles de ne pas savoir de quoi les lendemains seront faits, de ne pas voir les aides promises arriver et de ne pas savoir quand les restaurants pourront rouvrir. Les témoignages que nous avons récoltés sont sans appel : « Si je ne reçois pas le remboursement du chômage partiel de décembre, je ne pourrai tout simplement pas payer les salaires de janvier », « je n’ai payé que la moitié de mon loyer de janvier, j’attends les aides pour pouvoir payer le reste », « on a déjà puisé dans les réserves et les fonds propres au premier confinement, on est à sec », « je n’ai même pas de quoi payer la fiduciaire pour remplir les demandes d’aide »…
Le malaise est aussi celui de petits patrons du secteur qui ont l’impression de ne pas être représentés par leur fédération professionnelle, l’Horesca. « Vous exigez une prolongation des aides, mais entendez-vous les membres de notre secteur qui justement à l’heure actuelle ont dû mal à obtenir ces aides ? Sortez un peu plus de vos bureaux et des studios de télés ou radios et allez à la rencontre de vos membres, peut-être cela vous fera revenir à la réalité de la chose », indique un restaurateur frustré par la réaction « trop mesurée » de l’Horesca face à l’absence de date pour la réouverture du secteur. « Je ne payerai pas de cotisation à un organisme qui ne fait rien pour moi », nous fait savoir une autre qui pense « que l’Horesca est trop conciliant, ne crie pas assez fort ». Certains sont plus virulents : « Je me demande quand Rix et Koepp (respectivement président et secrétaire général de l’Horesca, ndlr) ont servi des clients ou tourné dans une casserole la dernière fois, ils sont trop éloignés de la réalité du terrain avec leur salaire assuré chaque mois ». « Ils ont perdu le contact avec la base à force de serrer les mains des ministres », ajoute encore un autre.
« Je vais leur apprendre à faire des sauces, à tous ces c*** qui gueulent sans savoir », s’emporte François Koepp quand on lui rapporte ces propos. Très remonté, il fustige « ceux qui préfèrent écouter les réseaux sociaux que s’informer auprès des organismes responsables, ceux qui pleurent pour des aides alors qu’ils ne savent pas remplir un dossier ». Puis, ravalant sa colère, le secrétaire général de l’Horesca avance : « Ça fait mal au cœur d’entendre que nous n’avons rien fait alors que nous nous démenons chaque jour, que nous rencontrons les autorités pour faire avancer les revendications et que nous avons, au fil des mois, obtenu de nombreuses aides et garanties spécifiques pour le secteur. Nos efforts ne sont pas appréciés à leur juste valeur ». Et François Koepp d’énumérer les avances de chômage partiel (pendant l’état d’urgence), les aides aux PME, aux indépendants, le fonds de relance et de solidarité, le moratoire sur les impôts, les charges sociales et la TVA, et surtout, la dernière aide en date qui a été faite « sur-mesure » pour le secteur de l’horeca (même si elle bénéficie à d’autres) : l’aide pour les coûts non-couverts. Il insiste aussi sur les derniers succès obtenus avec de nouveaux bons pour la restauration, une nouvelle aide pour les indépendants, une prolongation des aides jusqu’en juin prochain. Il demande en outre « une date de réouverture réaliste qui permette de voir clair et de nourrir de l’espoir » et suggère, non sans humour, d’ouvrir « en tout cas pour la Saint-Valentin, où au moins les gens qui mangent ensemble se connaissent de près ! » Enfin, l’Horesca suggère une campagne massive de tests auprès du personnel du secteur avant la réouverture et la possibilité de disposer de tests rapides à faire régulièrement.
Dossiers incomplets « On ne veut pas ouvrir pour ouvrir, coûte que coûte, mais on a besoin de perspectives et que les aides promises arrivent », estime Étienne-Jean Labarrère-Claverie. Alors que pendant le premier confirment, le chômage partiel avait été payé par avance, cette fois, les employeurs doivent avancer les salaires. Auprès de l’Horesca, « le ministère du Travail maintient son engagement de rembourser le chômage partiel endéans deux à quatre semaines, si les demandes ont été correctement et complètement introduites ». Et ce « si », semble bien poser problème. Selon les informations récoltées par la fédération patronale cette semaine (mardi 12 janvier), pour le mois de novembre 1 473 demandes de remboursement de chômage partiel ont été introduites pour 8 419 salariés (soit moins de la moitié du personnel le secteur qu’on évalue à 20 000 personnes), 855 dossiers sont remboursés et 80 dossiers en traitement vont être remboursés sans délai. Mais, plus de 500 entreprises n’ont pas encore introduit le décompte de novembre 2020 (décompte qui doit être obtenu auprès de l’Adem et lié à une déclaration au centre commun de la sécurité sociale-CCSS) et ne peuvent donc pas recevoir de remboursement. Pour décembre 2020, 1 544 demandes ont été introduites pour 9 861 salariés. Onze dossiers sont remboursés et 253 dossiers sont en procédure de traitement. 1 280 entreprises n’ont pas encore introduit les décomptes pour le remboursement du mois de décembre.
On touche là un point sensible qui se lit également dans les demandes d’aides pour le fonds de relance ou pour les coûts non-couverts : la difficulté pour beaucoup d’entreprises de comprendre et suivre les procédures administratives. « J’ai la chance d’avoir des bonnes notions de comptabilité, mais beaucoup de confrères ne suivent pas leurs comptes au jour le jour, ne savent pas ce qu’ils doivent à leurs fournisseurs... », constate Cyrille Schneider qui en aide certains à voir clair. La plupart des restaurateurs confient leur comptabilité à une fiduciaire ou à un comptable et ce sont eux qui se chargent des demandes. Outre le fait que ce travail a un coût (que certains restaurateurs hésitent à payer, car ils ne sont pas sûrs que l’aide sera suffisante), le suivi n’est pas toujours assuré et l’information ne circule pas forcément de manière optimale. « Je constate que les entreprises qui font les demandes elles-mêmes, qui ont une comptabilité interne, sont généralement plus promptes à avoir tous les documents », détaille Lex Delles, ministre des Classes Moyennes, contacté par le Land. Il insiste sur l’aide qu’apporte gratuitement la House of Entrepreneurship pour remplir les dossiers.
« Au restaurant L’Adresse, mes frais fixes sont de 26 700 euros par mois », détaille le patron : salaires, loyers, leasing du matériel de cuisine, énergie, charges sociales… « En novembre, où on pu ouvrir pendant trois semaines, le chiffre d’affaires a été de 14 000 euros en comptant la marchandise achetée, nous affichons une perte de 14 000 euros ». À l’Opéra, le dirigeant présente les chiffres de décembre : « On a rentré moins de 5 000 euros, avec un peu de take-away pour les fêtes et nos charges fixes sont de 25 000 euros... » Des cas typiques qui cochent les cases des aides pour coûts non-couverts (qui remboursent jusqu’à 90 pour cent des frais de loyers, de masse salariale non couverte par le chômage partiel, de charges d’exploitation ou financières pour peu que le chiffre d’affaires ait baissé de quarante pour cent). Lex Delles détaille : 125 dossiers ont été soumis pour cette aide (à la date de mardi), 45 ont obtenu un versement (pour un montant global d’un million d’euros), 26 n’ont pas reçu d’avis favorable (généralement parce que, par effet de groupe ayant les mêmes bénéficiaires économiques, la perte de quarante pour cent de chiffre d’affaires n’a pas pu être prouvée), 27 ont été retournés parce qu’incomplets. Le reste est en cours de vérification auprès du CCSS ou entre dans la catégorie du fonds de relance. Le ministre ajoute que des relances pour compléter les dossiers sont effectuées par e-mail, puis par téléphone. « Nous avons traité environ 50 000 demandes d’aides depuis mars. Avec une vingtaine de fonctionnaires dédiés… On fait au mieux, plus de 35 millions d’aides non-remboursables ont été versés jusqu’ici au secteur. »
Entre l’un qui a ouvert son établissement juste avant le confinement de printemps (et ne peut donc pas justifier l’écart de chiffre d’affaires), un hôtel qui a décidé de ne pas ouvrir en décembre faute de clients (et se voit refuser le chômage partiel puisqu’il n’était pas obligé de fermer), un autre qui passe dans la catégorie des « grandes entreprises » alors que ses restaurants ont des actionnaires différents (et perd donc des aides réservées aux petites entreprises), des chefs d’établissement qui ne sont pas salariés, des employés qui ne touchent pas de pourboires, des restaurants qui n’ont pas pu reconstituer une trésorerie en quelques mois d’ouverture, notamment parce qu’ils n’ont pas de terrasse ou ont perdu des clients à cause du télétravail… Chaque établissement a son histoire, sa spécificité, son problème relativement insurmontable et veut les faire entendre pour continuer à travailler.