640 milliards La place financière tremblait dans la perspective de la parution des encours des fonds d’investissements pour le premier trimestre. L’effondrement des marchés dans le sillage de la pandémie de coronavirus et de l’arrêt brutal des économies occidentales présageait une chute similaire des actifs détenus par les organismes de placement collectif luxembourgeois sur lesquels une panoplie d’acteurs basent leur rémunération, y compris l’État via la taxe d’abonnement. Pour donner un ordre d’idée, l’indice industriel américain Dow Jones a perdu 36 pour cent de sa valeur entre le 21 février et le 20 mars. La CSSF, qui tient les comptes des fonds locaux, a levé le suspense en fin de semaine dernière. Avec quelques jours de retard, le régulateur financier révèle que la valeur des actifs des OPC domiciliés au Grand-Duché a chuté de onze pour cent sur un mois. Un soulagement. Sur Linkedin, le directeur de Luxembourg for Finance Nicolas Mackel s’enthousiasme : « While obviously the decrease is important it still shows how resilient our market has been ». Dans une tribune publiée cette semaine sur le site de l’agence de promotion, l’ancien consul général à Shanghai souligne que la perte liée à la valeur de marché se limite même à 8,37 pour cent, alors que les bourses ont connu leurs baisses les plus folles « depuis des décennies ». Les 2,74 pour cent de perte de valeur restants tiennent à l’argent que les investisseurs ont retiré des fonds. En février, l’encours avait déjà chuté de 2,5 pour cent. La chute boursière du Covid-19 aura donc causé la destruction de 13,8 pour cent de la valeur des fonds par rapport à fin janvier, soit 640 milliards d’euros. Sur un an, la chute se limite à 4,6 pour cent. Voilà le manque à gagner dans les caisses de l’État luxembourgeois dans la perception de la taxe d’abonnement (qui a rapporté un milliard d’euros en 2019). Et on compte sur un redressement des marchés d’actions en avril. L’indice MSCI World (référence pour les tendances globales) a repris quinze pour cent de sa valeur sur le mois écoulé.
La relative résilience des fonds ne relève pas du miracle, mais tient au principe fondamental de diversification auquel tout bon gestionnaire de portefeuille doit se tenir. Si l’ensemble des fonds luxembourgeois n’avait été investi que dans les actions sud-américaines, alors la valeur des actifs aurait chuté de 35 pour cent. Mais le centre de distribution luxembourgeois compte une multitude de classes d’actifs sous-jacentes (actions, obligations, monétaire, private equity ou encore immobilier pour ne citer que les principales). Cette diversité a mitigé l’impact du choc boursier, lequel cache lui-même une grande hétérogénéité. Les actions des sociétés actives dans le pétrole ou celles des compagnies aériennes ont dégringolé. D’autres, dans le digital par exemple, se renchérissent.
Certes, les banques dépositaires supportent un certain coût lié au retournement de marché. Ces établissements portent la responsabilité des actifs des fonds et leurs revenus proviennent pour moitié des commissions sur les OPC. Mais les JP Morgan, DekaBank, RBC ou encore Société générale sont des grosses machines qui assument les aléas conjoncturels. Dans une étude parue en février, soit juste avant la contamination de l’économie internationale, le Statec relevait que les banques dépositaires (et de détail) avaient « permis de soutenir le secteur bancaire entre 2015 et 2018 ». Elles se referont la cerise à la faveur de l’amélioration des marchés financiers et grâce à une industrie des fonds qui pèse de plus en plus dans l’économie nationale. Les autres types de banques encaissent, au sens littéral.
Land of opportunity Dans sa publication Conjoncture flash de ce mardi, l’institut national de la statistique place les activités financières parmi les moins impactées par la crise liée au Covid-19. Quand la construction et l’horeca ont perdu 90 pour cent de leur chiffre d’affaires entre le 23 mars et le 17 avril, les activités financières (23,9 pour cent de la valeur ajoutée nationale, de loin la plus grosse contribution par secteur) n’ont lâché que dix pour cent de leur volume d’activité. Le Statec émet l’hypothèse d’une transition réussie vers le télétravail. Et voilà que la crise amène du business aux banques privées qui souffrent depuis la crise financière de 2008 et la disparition du secret bancaire. Elles ont perdu les très profitables dentistes belges et toute la clientèle originaire des juridictions voisines au silence monnayable pour planquer l’argent gris. La marge d’intérêt (principale rémunération des banques de détail) a fondu sous l’action de la Banque centrale européenne, qui a constamment réduit les taux pour favoriser l’endettement et la consommation. Et bien sûr les réglementations nées de la crise des subprimes pèsent sur la rentabilité : accord de Bâle (solvabilité), Mifid (information des investisseurs), directives anti-blanchiment, etc.
Un banquier témoigne (sous couvert d’anonymat) que des Italiens, des Espagnols, mais aussi des Belges relocalisent leurs avoirs au Luxembourg de peur d’un « serrage de vis fiscal » consécutif à la crise. Plusieurs États européens menacent de recourir à des impôts que d’aucuns jugent potentiellement confiscatoires (avec plus de progressivité, voir page 12). Nicolas Mackel confirme que le côté safe haven du Grand-Duché, « et non plus tax heaven », attire traditionnellement quand l’économie vacille dans les pays alentours. Chez Atoz au Findel, Keith O’Donnell informe lui aussi que des familles réfléchissent à déplacer la réalisation des investissements au Luxembourg. Le torchon d’une éventuelle taxe sur les transactions financières (TTF), agité cette fois par l’Allemagne, effraie les ultra-riches (et les professionnels de la finance du Vieux continent) et pourrait en attirer au Grand-Duché. Dans le sillon de son prédécesseur Luc Frieden (CSV), le ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) a toujours manifesté une ferme opposition à l’impôt dérivé du projet de James Tobin en 1971 (qui se cantonnait toutefois aux transactions monétaires). En 2013, le Luxembourg s’était associé au Royaume-Uni dans son recours devant la Cour de justice de l’UE pour annuler le projet de TTF envisagé dans le cadre du mécanisme de coopération entre onze États européens. Le recours a été rejeté en 2014, mais le projet de taxe git dans les limbes de la Commission européenne. Voilà que le concept ressurgit. D’aucuns craignent que Pierre Gramegna ne donne son feu vert dans l’hypothèse où elle serait envisagée au niveau des 37 pays de l’OCDE. Contacté par le Land, le directeur fiscalité de l’organisation Pascal Saint-Amans rejette l’idée même de discussions à ce sujet. « On sait bien que cela ne va nulle part », dit-il. Les discussions sur la mise en place de la taxe Gafa (sur l’économie du numérique) achoppent elles aussi. Pascal Saint-Amans juge « compliquée » toute avancée en pleine crise du Covid-19. Le maïeuticien des normes fiscales internationales repousse à la sortie de crise les débats sur la fiscalité d’après. Concernant l’idée des relocalisations au Luxembourg, Pascal Saint-Amans estime enfin qu’il serait « très naïf de croire qu’on peut cacher son argent au Luxembourg depuis l’introduction de l’échange automatique ».
Les banquiers locaux rétorqueront que les avoirs détenus dans les coffres luxembourgeois par des non-résidents n’ont pas vocation à être cachés des fiscs nationaux. Tous ne croient pas non plus en la théorie du flight to security. C’est le cas de Pierre Ahlborn (Banque de Luxembourg) qui n’a pas de client « qui s’inquiète » outre-mesure de l’après-crise. Le dirigeant de banque respire la zénitude à l’évocation du contexte. Pierre Ahlborn parle d’un environnement « plutôt très sympathique au niveau de la clientèle ». Il se réjouit que ses équipes du conseil en gestion d’investissement ont bien « négocié le tournant ». « C’est très bon au niveau de la banque privée et on a une très bonne activité commerciale pour l’administration des fonds, notamment du fait d’une bonne confiance en la plateforme Luxembourg. Encore hier nous avons remporté deux gros mandats », se félicite Pierre Ahlborn, qui vit là sa deuxième crise à la tête de la Banque de Luxembourg (il occupe la tête de l’établissement depuis vingt ans). Or, au contraire de celle de 2008-2009, celle-ci n’émane pas des banques et elle semble à peine les avoir impactées.
Win-win vs lose-lose Difficile de jauger la part de bluff dans les témoignages on the record des parties prenantes. Les chiffres du premier trimestre n’ont pas été publiés. Les dirigeants de l’ABBL refusent de dévoiler les tendances. Comme les lobbyistes s’expriment plus volontiers quand il y a quelque chose à réclamer, d’aucuns comprennent que les banques sont épargnées. Celles-ci facturent des commissions sur les transactions. La gestion active de portefeuille a généré des recettes pour désinvestir les secteurs affaiblis et réinvestir ailleurs. De même, les grands groupes internationaux qui empruntent aux banques luxembourgeoises, telles HSBC, Intesa Sanpaolo ou Deutsche Bank, ont tiré les lignes de crédit (63 pour cent des prêts sont destinés à des non résidents). Dans les banques locales, les PME ont sollicité des moratoires pour les unes, de nouveaux crédits pour les autres afin de s’assurer en liquidité. Les banques encaissent les intérêts en conséquence. L’évolution de la somme des bilans des banques publiée le 28 avril par la BCL atteste d’un bond de neuf pour cent des crédits aux sociétés non financières en mars. Le gonflement de douze pour cent des livres bancaires tient aussi pour grande partie à une augmentation des crédits interbancaires, facilités par la politique de la BCE, pour abreuver le canal de distribution monétaire vers l’économie réelle (les entreprises). La garantie de l’État sur les prêts à court et moyen termes pour conférer des liquidités aux entreprises en difficultés à cause du confinement gonflera certainement le volume des emprunts en avril. « Cet épisode est un formidable exercice de solidarité en matière sanitaire, mais aussi au niveau économique. Les banques sont en mesure de donner un petit coup de main », avance Pierre Ahlborn, dont la banque appartient au six pack d’établissements partenaires de l’État.
Jusqu’à quel point ? À court terme, le secteur financier est un rempart contre la crise. D’autant que le Statec relève que son hypertrophie limite le recul de l’activité au niveau national. Celui-ci se limite à 25 pour cent, alors qu’il s’élève à un tiers dans les pays voisins où la finance ne représente que cinq pour cent de la valeur ajoutée (contre 23,9 pour cent au Grand-Duché donc). À long terme, un couac dans le circuit bancaire amplifiera le marasme. Les banques ont tout intérêt à fournir les liquidités aux entreprises tant qu’elles le peuvent. Mais un prolongement du confinement ou une deuxième vague d’infections plongerait nombre de sociétés en détresse financière et elles risqueraient de ne pouvoir honorer leur endettement. Le cas échéant, les banques prêteuses se trouveraient en risque d’insolvabilité et on parlerait sans aucun doute de dépression (non plus de récession). On n’en est pas là. Pour l’heure les établissements se contentent de provisionner les éventuelles pertes sur leurs portefeuilles de crédits. « La CSSF est plutôt rassurante sur l’état des banques au Luxembourg », explique Pauline Perray, économiste du Statec. Le régulateur contrôle régulièrement le niveau des crédits non-performants via des enquêtes auprès des établissements, explique la spécialiste du monde bancaire. Selon des données communiquées au Land, la part des non-performing loans sur l’encours total des crédits s’éleve aujourd’hui à 1,5 pour cent. Cette proportion était de 0,7 pour cent en décembre, « alors que la moyenne tourne autour de trois pour cent dans la zone euro », souligne Pauline Perray. Les établissements de crédit locaux jouissent en sus d’un confortable coussin de solvabilité, à 21 pour cent en moyenne, soit bien au-dessus des critères requis dans les accords de Bâle 3 (entre 10,5 et 18 pour cent selon les exigences des régulateurs).
Des économistes avancent que la crise du Covid-19 fournira un stress test grandeur nature du système bancaire européen et des modifications apportées depuis la crise des subprimes (aliéné toutefois par les flexibilités permises par la BCE en termes de garanties). Il est néanmoins peu probable que Francfort laisse tomber ses ouailles. La dette affluera autant que nécessaire, quitte à ce qu’elle devienne perpétuelle… et à ce que l’économie réelle croule dessous. Ce qui rendra évidemment les perspectives d’investissement limitées. Voilà pourquoi les banques restent prudentes à ce stade.