Lili est une fille radieuse, insouciante, une « fille facile » dirait-on, dans tous les sens du terme. Elle se raconte, sans fard et sans fausse pudeur, et à travers sa vie, raconte une époque. Ayant commencé à se prostituer « à l’âge où les autres filles jouent encore aux poupées », par amour pour un mec, Lili ne quittera plus ce trottoir qui représente pour elle la liberté. Parents danseurs mondains qui l’abandonnèrent, un Rocky dont elle est amoureuse et qui l’abuse, peu de vrais amis, de gens à qui faire confiance – et une société qui essaie sans cesse de la « discipliner » en l’internant, de la « soigner » en lui faisant avaler des médicaments... Si Lili Calamboula de Gérard Gélas date un peu dans sa description de cette société post-soixante-huitarde, c’est parce qu’elle a été écrite en 1979, lorsqu’il l’a montée lui-même dans son Théâtre du Chêne noir à Avignon. La pièce retournera au festival l’année prochaine, la production luxembourgeoise du Théâtre des Capucins (mise en scène : Claudine Pelletier) a été invitée pour 2011. Valérie Bodson y joue le rôle-titre, non, elle est cette Lili fragile, blessée, abandonnée. « Lili a des douleurs plus profondes, parce que je lui ai prêté les miennes, » dit-elle.
Et lorsqu’elle raconte sa vie, on se rend compte à quel point c’est vrai. Née en 1970, elle grandit à Liège avec sa mère, le père était parti chercher des cigarettes un jour mais n’est jamais revenu – elle ne le retrouvera qu’à la naissance de son fils, et depuis, a joué avec lui, Fred Bodson, à plusieurs reprises. À quinze ans, elle s’installe à Paris pour apprendre le métier de comédienne, mais ce furent « les pires années de ma vie », car elle se fait agresser, passe des années d’angoisse avant de venir s’installer au Luxembourg chez son oncle, médecin, qui veut lui fait suivre une formation « sérieuse » dans le secteur de la santé. Elle est d’accord, à condition qu’elle puisse poursuivre le théâtre, parce qu’elle ne conçoit pas une vie sans planches et sans littérature – qu’elle dévore. « La scène était le seul endroit où je ne me sentais pas en danger, alors que je suis quelqu’un d’extrêmement fragile, » raconte-t-elle. Donc elle suit des cours chez Philippe Noesen et Patrick Hastert au Conservatoire de Luxembourg, puis à Esch, où elle fait sa capacité, et en tant qu’élève libre à Liège. Entre-temps, par l’entremise de Claude Frisoni, elle fait la connaissance de Marc Olinger, « lui et Claudine (Pelletier) ont été des parents pour moi, ils m’ont permis une formation et de faire ce métier » se souvient-elle, durant vingt ans, elle aura travaillé surtout au Capucins. Et, grâce à la collaboration du théâtre avec celui de Nice, elle a même pu jouer durant quatre ans dans la maison dirigée par Daniel Benoin à la Côte d’Azur.
Donc forcément, lorsqu’elle a appris que Marc Olinger allait partir à la retraite, cela la faisait un peu paniquer, professionnellement – d’ailleurs elle n’est pas la seule. Si fortement marquée du sceau « Capucins » dans un milieu microscopique qui, sous l’ancienne garde, fonctionna selon une logique de cliques, lui donnerait-on encore du travail après ? Mais les temps ont changé, aussi au théâtre : les jeunes s’en foutent des querelles de l’an mil, Anne Simon vient de l’engager pour jouer dans La putain respectueuse de Jean-Paul Sartre la saison prochaine au Théâtre national, et Steve Karier va la faire jouer (en allemand, une première) dans Dämonen de Lars Norén, qu’il monte au Grand Théâtre.
Puis il y a le cinéma, « mais c’est un métier que j’apprends encore » dit-elle avec humilité. Et elle a commencé la mise en scène, avec des pièces et soirées de cabaret de Jay Schiltz d’abord, dans des centres culturels et cafés-théâtres en région, puis, en 2009, pour une première grande pièce au Capucins, Darwin de Thierry Debroux. Parce que le théâtre ne paye pas toujours, à quarante ans, elle ne rechigne pas devant les petits boulots, critique littéraire pour la radio 100,7, voire des extras en tant que serveuse s’il le faut, pour mettre du beurre dans les épinards. Mais c’est surtout l’enseignement qui la fait vivre : Valérie Bodson donne des cours d’art dramatique et de diction au Conservatoire d’Esch, « j’aime bien transmettre une conscience pour le théâtre, le cinéma, la littérature. » Avant de lâcher, en parlant de ses élèves : « Ah, ce sont des ‘mamans pastels’ comme je les appelle, qui débarquent chez moi toutes parfaites, et puis, après deux ans, disent bite, poil, cul... Décidément, l’art embellit la vie ! » Et Valérie Bodson éclate de rire.
Car s’il fallait décrire Valérie Bodson, ce serait par ce grand rire, fort, naturel, complètement désinhibé. Rire malgré tout, malgré cette fragilité, cette blessure. Une femme libre, vivante et passionnée pour son métier, les auteurs qu’elle joue ou aimerait jouer, l’amour, la vie. Derrière la poupée de cire, poupée de son qu’elle représenta bien trop longtemps à travers ses rôles de jeunes premières « sois belle et tais-toi », il y a une profondeur et, peut-être aussi de la désillusion, qui ne transpercent vraiment que depuis ses quelques derniers rôles, Maggie donnant la réplique à Jules Werner en Brick dans Une chatte sur un toit brûlant (mise en scène : Pol Cruchten, au TNL), ou donc cette Lili Calamboula vulnérable et fière à la fois. « J’aime montrer l’agressivité des gens, la violence de la société, c’est probablement mon côté Bodson. »
Valérie Bodson est Belge – et non seulement elle l’assume, mais elle le revendique. Dans sa manière tellement pas compliquée, toujours prête à blaguer, pas star pour un sou. Donc forcément, travailler avec Bouli Lanners au cinéma, « une chouette rencontre », ou avec Jean-Claude Van Damme, un autre compatriote, sur JCVD, « qui m’a parlé en belge dans le bus et en anglais sur le plateau – mais qu’est-ce qu’on a ri sur ce tournage ! », ce sont de jolis moments dont elle aime se souvenir. « Le côté belge, un peu tape-sur-l’épaule comme ça, ça me manque quand même au Luxembourg. »