À un feu rouge dans un taxi à Shanghai, le chauffeur demande à Yuko Kominami d’où elle vient. Quant elle lui répond qu’elle joue actuellement Remembranece, sa dernière performance au pavillon luxembourgeois de l’Exposition universelle, ensemble avec Emre Sevindik et Cathy Richard qui sont présents dans la voiture avec elle, le chauffeur enlève ses mains du volant et les rapproche devant lui, jusqu’à ce que ses deux majeurs se touchent.
Ce chauffeur de taxi qui enchaîne trajet après trajet, relate ainsi son souvenir de la Gëlle Fra aux trois artistes. Yuko me conte ce souvenir à son tour, un souvenir d’un souvenir. Quelques minutes avant de se quitter, en passant devant le parc de la Ville, elle rapproche ses deux mains devant son ventre, et l’image d’un cercle apparaît juste avant que ses deux majeurs ne se touchent. La couronne de laurier a disparu, le regard n’est plus dirigé vers le bas mais vers le point de connexion des deux majeurs, vers l’avant, le futur, le devenir. L’image d’une nouvelle Gëlle Fra apparaît, et avec elle, d’une nouvelle identité luxembourgeoise ouverte et traversée de nationalités diverses. Au centre, Yuko, qui fait le lien entre les souvenirs par sa danse en se promenant sur le seuil de chaque culture, sans jamais se laisser enfermer dans l’une ou l’autre.
Car son style se définit le mieux dans ce moment magique juste avant que ses deux majeurs ne se touchent, dans cette énergie explosive qui annonce la fin d’un mouvement et le début d’un autre. À l’image des trajets d’un chauffeur de taxi, elle navigue d’un souvenir à l’autre, qu’il soit individuel ou collectif, comme celui que vous venez de lire et qui est désormais le vôtre autant que le sien, le mien ou celui du chauffeur de taxi.
Yuko ne vise pas la reproduction fidèle d’un souvenir précis, ce qui en soi est une chose impossible, mais une mise en mouvement de la tension qui anime le nœud de souvenirs dans lequel son corps s’entrelace. Libérer la mémoire du corps, se laisser emporter dans le maelström d’une toile composée des cicatrices du passé en mélangeant le butoh à d’autres arts de la scène plus traditionnels afin de vivre une catharsis physique : ce qu’elle vise est le processus, le devenir dans l’intervalle, celui que Godard et Eisenstein ont recherché pendant toute leur vie, cette danse éternelle autour du sens obscur qui naît entre la collure de deux plans cinématographiques.
Après une licence en histoire, elle quitte le Japon pour pouvoir trouver son style, comme si se déraciner aurait été la meilleure façon de pénétrer à l’intérieur du butoh. Née dans les années soixante après la bombe d’Hiroshima et les manifestations étudiantes, cette danse proche de la performance a aussi été une réaction par rapport à la tentative des Américains à occidentaliser le Japon avec leurs comédies musicales alors que le butoh s’inspire paradoxalement de l’expressionnisme allemand et du surréalisme. Yuko migre vers l’Angleterre où elle s’approprie la notion d’expérience liminaire, qui la fascine et qui constitue son moteur de création encore aujourd’hui. En recherche d’états intermédiaires, entre le Japon, le Luxembourg et l’Allemagne où elle danse pour la compagnie Ten Pen Chii Art labor sous la direction de Yumiko Yoshioka, ses déplacements géographiques sont à l’image de sa danse : jamais fixe, toujours en fluctuation.
Ces expériences liminaires, Yuko est allée les chercher d’abord dans les rites de passage, dans lesquels la danse joue un rôle décisif pour atteindre cet état intermédiaire proche de la transe. Ce qui la passionne sont les points d’entrée et les points de sortie d’une société. Que ce soient les geishas ou encore les femmes d’Okinawa qui sont des déesses chargées d’établir une connexion avec le monde spirituel, Yuko est en constante recherche de ce no man’s land qui fuit toute identité figée.
À l’image du chauffeur de taxi qui se trouve toujours entre deux points fixes, cette nouvelle Gëlle Fra asiatique semble redonner du sens à un monument qui en est dépourvu aujourd’hui. Il est fascinant de constater dans ce laboratoire de l’immigration qu’est le Luxembourg, qu’une femme japonaise a atterri ici pour travailler sur le liminaire, le betwixt and between. Le Luxembourg, est-il finalement autre chose qu’un patchwork où des identités et des intensités d’origines différentes se croisent, où l’on est à la fois portugais et français, suédois et iranien, allemand et luxembourgeois ?
C’est dans cet enchevêtrement des identités, dans cette zone liminaire que la danse de Yuko trouve son expression. Ramener ça au souvenir est intéressant. Parce qu’une montagne de souvenirs crée une nouvelle individualité, composite et protéiforme. Loin des aspects figés d’une identité nationale réactionnaire et protectionniste, Yuko Kominami incarne à merveille ce que l’identité au XXIe siècle devrait être : un corps féminin en perpétuel mouvement qui porte en lui les souvenirs des quatre coins du monde, un corps dans lequel les cultures et les histoires rentrent en dialogue au lieu de se faire concurrence, un corps qui tantôt contrôle, tantôt se laisse contrôler, un corps vulnérable, éphémère et humain comme le vôtre, le mien ou celui du chauffeur de taxi à Shanghai.