« Vous êtes aussi de la rue de Warken ? » demande la vieille dame, curieuse. Elle ne demande pas : « aussi d’Ettelbruck ? » mais « de la rue de Warken ? ». Nous sommes vendredi 10 août, dans un jardin bucolique derrière une rangée de maisons unifamiliales joliment habitées, un jardin dans lequel les gâteaux poussent sur les arbres (réminiscence de Mécanomagie, 1996). La cinéaste Bady Minck, le producteur Alexander Dumreicher-Ivanceanu et toute l’équipe de Minotaurus Films ont invité à une petite fête estivale. Ils ont convié leurs amis, quelques contacts professionnels et surtout tous les voisins afin de leur montrer les lieux et de leur expliquer ce qu’ils comptent y faire durant les prochaines années, pourquoi il y aura du va-et-vient.
Bady Minck est une fille du quartier, les anciens l’appellent encore Mady Binck, son vrai nom, elle habite et travaille dans les maisons de sa mère et de sa grand-mère, mitoyennes. C’est d’ici qu’elle est partie faire ses études en sculpture puis en cinéma à Vienne, ville qu’elle n’a plus jamais quittée – elle y fait des films elle-même et en produit avec la société de production Amour Fou, qu’elle détient avec son mari Alexander Dumreicher-Ivanceanu. Mais elle a toujours gardé un pied à Ettelbruck, où elle passe au moins un tiers de son année, tourne des films elle-même, comme Mappamundi il y a deux ans, ou en produit, notamment Hannah Arendt de Margarethe von Trotta, avec leur société Minotaurus. Les deux sociétés font des coproductions internationales, souvent austro-luxembourgeoises, avec un profil très clair de films à ambition artistique, au détriment des projets ultra-commerciaux.
Or, il se trouve que le hangar adjacent à leur siège, un ancien garage privé ayant par la suite été racheté par la Ville afin d’y déposer ses véhicules et machines, était désaffecté depuis un moment. Bady Minck y avait déjà tourné Mappamundi, un voyage intergalactique futuriste, en stop-motion en 2010 – et visiblement bien aimé les lieux. C’était l’occasion à saisir. En juillet 2011, le conseil communal de la Ville d’Ettelbruck a officialisé la vente du hangar de 300 mètres carrés à Minotaurus pour 350 000 euros. Après des travaux de revalorisation, qui sont dans la phase de planification, ils comptent y installer un studio de tournage, des ateliers d’animation, des salles de montage et autre postproduction ainsi que des bureaux.
« Les conditions de tournage sont autrement plus professionnelles au Luxembourg qu’en Autriche, où on ne trouve pas un seul studio de tournage, se réjouit Bady Minck. En outre, la qualité des équipes techniques luxembourgeoises a décuplé ces dernières années : on trouve désormais d’excellents techniciens du son ou des décorateurs d’un très haut niveau au Luxembourg, qu’on chercherait longtemps en Autriche. » Elle s’enorgueillit d’avoir réussi à faire travailler treize acteurs luxembourgeois plus le compositeur André Mergenthaler sur Hannah Arendt et compte travailler davantage au Luxembourg les prochaines années, rapprocher les équipes – une dizaine de collaborateurs à Vienne actuellement et huit au Luxembourg – afin de renforcer les différents postes.
« Notre département développement – l’écriture des scénarios, la recherche, le casting – prend de plus en plus d’importance, explique-t-elle. Nos deux sociétés travaillent de plus en plus ensemble dans ce domaine, et le nombre de projets co-développés par les deux sociétés augmente – ce qui rend les projets plus forts dans le contexte du financement et de la distribution. Je suis contente que tout ce volet sera revalorisé dans le contexte de la réforme du soutien à la production audiovisuelle au Luxembourg, ce qui est aussi une motivation pour nous implanter davantage au grand-duché. »
À une trentaine de kilomètres de là, dans la paisible bourgade de Kehlen – qui accueille déjà le groupe Iris de Nicolas Steil ou le studio d’animation Fabrique d’images, un autre projet privé de studios de cinéma est en train d’être achevé. Financé par un promoteur privé et construit par la société Project, ce grand hangar conçu pour la production de films fera dix fois la surface de celui d’Ettelbruck, 3 000 mètres carrés, et abritera quatre plateaux de tournage, des ateliers de décors, des studios de postproduction et des bureaux.
C’est en gros, et sans qu’on le dise officiellement, la réalisation du projet développé il y a quatre ans déjà par l’Ulpa (Union luxembourgeoise des producteurs de l’audiovisuel) pour la « cité du cinéma » à Dudelange (d’Land du 23 juillet 2008). Les producteurs de films avaient à l’époque défini les besoins du secteur et même fait établir des plans très concrets d’une implantation des infrastructures dans les halls désaffectés de l’usine sidérurgique, derrière le Centre national de l’audiovisuel. Le financement devait se faire paritairement par les producteurs, la Ville de Dudelange et l’État pour quelque sept millions d’euros, les accords de principe avaient même déjà été donnés. Puis vint la crise et ses plans de rigueur, la viabilisation du site, avec construction des infrastructures d’accès, fut repoussée encore et encore. Mais les producteurs, qui sortaient juste eux-mêmes d’une grave crise durant laquelle certains ont fait faillite, d’autres l’ont frôlée, ne voulaient pas rater la reprise du boulot – une quinzaine de longs-métrages à tourner par an –, donc l’offre d’investisseurs privés, anonymes jusqu’à présent, de construire cette infrastructure à Kehlen, fut une aubaine.
« Nous ne pouvions plus attendre, explique Nicolas Steil, directeur d’Iris Productions et secrétaire général de l’Ulpa. Nous avons toujours dit que nous avions besoin de studios, et vite. Le Luxembourg n’est pas extensible, nous avons un nombre limité de paysages et d’extérieurs. Or, il se trouve que cinquante pour cent des décors prévus dans la plupart des scénarios sont des intérieurs, c’est notre chance que nous ne pouvons pas rater. » Il rêve de voir le Luxembourg et les studios de Kehlen devenir un one-stop-shop, où un film puisse être réalisé de A à Z, du tournage à la post-production – ce qui est tout à fait possible désormais, grâce à la numérisation.
Qui exploitera ces studios ? « Je préfère ne rien dire, il y aura une conférence de presse plus tard dans
l’année, » bloque-t-il. Il sait de quoi il parle, car le 8 mai de cette année, il a été nommé administrateur-délégué de la société anonyme Filmland, dont le siège est chez Iris Productions et qui a pour objet « tous types de services relatifs à l’exploitation du site Kehlen-Filmland (location de studios et espaces, gestion, promotion etc.) ». La société est constituée paritairement par six sociétés de production de films : Bidibul Productions, Codeca, Iris Productions, Lucil, Paul Thiltges Distributions et Tarantula Luxembourg. La location des salles devrait se faire, selon les vœux des principaux acteurs du projet de Dudelange, de manière tout à fait équitable, à un prix juste et accessible, et selon le principe du « first come, first served ».
Si ces principes ont pu paraître aussi importants aux producteurs, cela veut implicitement dire que tel n’était pas toujours le cas dans le studio professionnel le plus ancien du pays, les studios de Contern construits en 2000/2001 par Roland Kuhn pour le compte de Delux Productions, qui appartenait alors à la CLT-Ufa. Jimmy de Barbant, le directeur de Delux, devait gérer la location des plateaux de tournage à des tiers, qui le soupçonnaient de préférer les laisser vides pour être paré à toute éventualité – si des fois un projet intéressant lui tombait entre les mains et qu’il avait besoin des infrastructures à ses propres fins. Or, la crise du secteur a fait que la CLT-Ufa s’est séparée de Delux ; Carrousel, qui s’était installée avec des grosses productions aux dimensions américaines, sur la friche Arcelor-Mittal à Dommeldange, a fait faillite – et beaucoup de producteurs se rabattaient sur les hangars TDK à Bascharage, moins chers, bien que non insonorisés (mais plus disponibles aujourd’hui). L’ambiance était délétère à Contern, deux des quatre plateaux de tournage désormais loués à de simples fins de stockage, le propriétaire extrêmement énervé par le projet PPP à Dudelange dans lequel il voyait une concurrence déloyale.
« Nous considérons les nouveaux studios, en construction ailleurs, comme une concurrence dynamisante, » réagit aujourd’hui Brigitte Engel, studio manager de ce qui s’appelle désormais Studio Luxembourg, depuis avril seulement. « Mais nous avons la plus grande expérience, nous sommes actuellement le seul studio insonorisé du pays, et nous comptons construire notre réputation là-dessus. » Durant les six premiers mois de l’année, la société Bidibul a loué toute la structure, avec ses deux plateaux de 1 250 et 475 mètres carrés respectivement pour tourner Au bonheur des ogres et Boule et Bill. En ce moment, Brigitte Engel est en train de faire rénover le bâtiment, optimiser l’équipement technique, embellir les loges VIP et rafraîchir les espaces maquillage et costumes ainsi que les bureaux de production. « Nous sommes un studio indépendant, » souligne-t-elle à plusieurs reprises de l’entretien, pour bien signifier que désormais, tous les locataires seront traités à la même enseigne.
« La discussion des studios est aussi vieille que l’est la loi sur les aides à la production audiovisuelle, » se souvient Guy Daleiden, le directeur du Filmfund, qui voit la multiplication de telles structures comme extrêmement positive : « Cela nous impressionne, que des projets entièrement privés voient le jour en parallèle, sans que l’État ne verse un sou. Ça veut dire aussi que nous avons contribué à créer des structures professionnelles assez solides pour qu’un investisseur privé prenne le risque de s’y lancer. » Pour lui, ces nouvelles infrastructures sont une preuve matérielle de la stabilité de la production audiovisuelle au Luxembourg, où on trouve en outre désormais beaucoup de professionnels de haut niveau, notamment des techniciens dont la réputation ne cesse de croître. La refonte de la loi, abolissant les certificats audiovisuels pour les remplacer par des aides directes uniquement, et qui en est actuellement au stade de l’avant-projet de loi, doit encore contribuer à cette stabilisation de la petite niche économique du Luxembourg.