Le 4 novembre 2014 s’est produit un évènement passé inaperçu de la plupart des gens mais lourd de conséquences pour les banques de la zone euro : la mise en place du Mécanisme de supervision unique (MSU, ou SSM en sigle anglais). Le nouveau dispositif, dont on vient de célébrer le premier anniversaire, a été décidé en juin 2012 au moment de la crise des dettes souveraines, car, comme l’indique le règlement européen du 15 octobre 2013, elle a « montré qu’une simple coordination entre autorités de surveillance ne suffisait pas » et qu’il convenait d’intégrer davantage les compétences, « ce qui permettrait de réduire le risque d’interprétations divergentes et de décisions contradictoires au niveau de chaque entité ».
Manière diplomatique de reconnaître que certains « gendarmes nationaux » étaient, comme en Espagne, en Grèce, en Irlande ou même en France, suspects de prendre à l’égard de leurs banques des décisions complaisantes et à forte dimension politique, les établissements importants too big to fail ne se privant pas d’exercer sur les gouvernements des pressions telles que ces derniers se sentent « pris en otage » selon les termes utilisés par Angela Merkel.
Avec le MSU la responsabilité de la supervision bancaire échoit désormais à la Banque centrale européenne (BCE), de l’agrément jusqu’au contrôle. L’agrément a une portée générale, ce qui signifie que toute nouvelle banque souhaitant exercer son activité au sein de la zone euro doit solliciter l’agrément de la BCE, après avoir présenté un dossier à un régulateur national (CSSF au Luxembourg, ACPR en France, Banque Nationale en Belgique).
En revanche, la surveillance, notamment sous l’angle du respect des règles prudentielles, ne porte que sur les établissements « significatifs », ceux qui remplissent au moins l’une des trois conditions suivantes : bilan supérieur à trente milliards d’euros, poids dans le PIB du pays supérieur à vingt pour cent ou entité ayant bénéficié d’un programme d’aide européen. Cela représente environ 130 banques sur les quelque 4 700 que compte la zone euro. Elles pèsent 85 pour cent du total des actifs bancaires.
Six entités luxembourgeoises sont concernées : la BCEE, Precision Capital (holding qui détient la BIL et KBL), State Street Bank Luxembourg, RBC Investor Services Bank, Clearstream Banking et UBS Luxembourg. 65 autres banques installées au Grand-Duché, qui sont des filiales ou succursales de groupes directement contrôlés par la BCE, font également partie du dispositif.
L’Autorité bancaire européenne (ABE) se trouve du coup privée d’une partie importante de ses prérogatives, mais reste compétente pour « mettre au point un corpus unique de règles harmonisées applicables aux banques » et continuera de se charger des stress tests, pour lesquels elle avait été très contestée. Lors des négociations qui, en 2012, ont conféré à la BCE le rôle de superviseur bancaire, le ministre allemand Wolfgang Schäuble avait insisté sur la nécessité d’ériger une « muraille de Chine » entre ces nouvelles fonctions et celle de politique monétaire. La BCE se trouve en effet en situation de conflit d’intérêts lorsque par exemple elle pratique une politique monétaire accommodante (le fameux quantitative easing) en vue de favoriser le financement de l’économie, et que par ailleurs, en sa qualité de contrôleur, elle interdit aux banques de prendre trop de risques en matière de crédits.
La BCE s’expose aussi à un « risque de réputation », tout problème affectant son rôle de superviseur pouvant « contaminer » sa fonction de banque centrale. C’est pourquoi elle était très attendue en 2014 sur les tests de résistance et de qualité des actifs des 130 plus grandes banques de la zone euro. En 2010 et 2011, l’ABE avait entamé sa crédibilité en organisant des stress tests très indulgents que plusieurs banques avaient réussis avant de tomber en faillite à peine quelques mois plus tard. Au contraire, en 2014, la BCE s’est dès le départ montrée intransigeante : 25 banques, principalement grecques et italiennes, ont échoué et ont dû être recapitalisées à hauteur de 25 milliards d’euros. Une réputation jamais démentie depuis, puisque Madame Nouy a encore déclaré le 4 novembre que « certaines banques de la zone euro font toujours face à des risques de crédit significatifs ».
À partir de février 2016, 53 autres banques passeront leur stress test, couvrant 70 pour cent du secteur bancaire européen, dont 39 relèvent du MSU, mais aucune entité luxembourgeoise ne sera mise à l’épreuve. La BCE, qui pourra intervenir en dehors de la zone euro si d’autres États membres de l’UE le souhaitent, détient aujourd’hui un pouvoir décisionnel inédit. En effet, en plus d’imposer des exigences supplémentaires en fonds propres aux banques les plus fragiles, elle peut intervenir dans le « business model » de n’importe quel établissement, même s’il n’est pas en difficulté, en l’obligeant à réduire certaines activités ou en retoquant un projet de réorganisation, comme ce fut le cas récemment avec le Crédit Agricole en France.
Le pouvoir de négociation des banques est très affecté par le nouveau dispositif, surtout pour celles issues de pays où existe une forte consanguinité entre le secteur bancaire et les pouvoirs publics. Les grandes banques ont aujourd’hui « bien plus de difficultés à faire valoir leurs intérêts auprès de la BCE qu’elles pouvaient le faire auprès de leur superviseur national » a expliqué au Figaro Karel Lannoo, du think tank bruxellois CEPS.
C’est sans doute la raison pour laquelle elles cherchent à se rapprocher physiquement de leur superviseur. Le 14 octobre, la Fédération bancaire française (FBF) a ainsi inauguré un bureau à Francfort, imitant en cela les fédérations allemande, italienne et irlandaise, afin de « porter la voix de la profession bancaire dans les centres de décision européens et internationaux ». L’entrée en vigueur du MSU avait été précédée d’un exercice sans précédent de revue aussi exhaustive qu’exigeante de la qualité des actifs des banques (asset quality review, AQR) et de tests de résistance menés en collaboration avec l’ABE. Cette évaluation complète (comprehensive assessment) visant à apprécier la solidité des banques, a été effectuée à partir de novembre 2013 et ses résultats ont été publiés le 26 octobre 2014.
Un des aspects les plus concrets du nouveau dispositif de contrôle est la mise sur pied d’équipes de supervision (joint supervisory teams) dont chacune est pilotée par un coordinateur d’une nationalité différente de celle de la banque contrôlée, pour éviter tout risque de collusion. Ce changement majeur est assez compliqué à mettre en œuvre, car, selon Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la FBF, « cette personne a besoin de comprendre à la fois le fonctionnement de la banque, mais surtout les spécificités du marché bancaire sur lequel elle intervient ». D’autre part, les pratiques nationales restent assez disparates : en Allemagne, le superviseur assiste aux Conseils d’administration des banques qu’il surveille, ce qui n’est pas le cas en France ni en Italie.
Cependant, à l’occasion du premier anniversaire, et en dépit du « choc culturel » qu’elles ont subi et qui a bouleversé leurs habitudes de lobbying, les associations bancaires nationales se sont déclarées plutôt satisfaites. Ainsi la FBF note que, « un an après son entrée en vigueur, le bilan du MSU marque une réelle avancée en faveur de la stabilité et de la sécurité du secteur bancaire européen ».
Pour autant, leurs critiques demeurent, dont certaines sont classiques : ainsi les banquiers attendent du superviseur européen qu’il leur donne une « meilleure visibilité sur les objectifs à respecter en matière de capital » et lui recommandent de « ne pas entraver la capacité des banques à distribuer du crédit ».
Mais elles reprochent aussi à la BCE son « manque de vision stratégique sur ce que sera le financement de l’économie de la zone euro ». On peut deviner là leur inquiétude d’une surveillance bancaire toujours plus étroite alors que des pans entiers du monde de la finance, en particulier les « nouveaux entrants » qui les concurrencent désormais de manière frontale (dans le crédit, les paiements et même la gestion privée) échappent largement à toute réglementation contraignante.