À 11 heures, c’était fini. Danielle Dichter s’en souvient très exactement : le 14 mars, elle était à Paris pour une formation. Elle y a entendu le Premier ministre Édouard Philippe annoncer plus de rigueur dans le confinement en France pour faire face à la propagation du coronavirus, avec la fermeture des restaurants et des cafés. Dimanche 15, son homologue luxembourgeois Xavier Bettel (DP) allait faire pareil. Le confinement total au Luxembourg entrait en vigueur lundi 16 mars, « avant 11 heures du matin, tous nos projets étaient annulés… » Danielle Dichter est cheffe d’entreprise, directrice de l’agence de communication Bizart, qui emploie cinq personnes. Normalement, le printemps, mars, avril, mai, ce sont leurs meilleurs mois, ceux où il y a les plus de travail, qui génère des revenus pour passer l’été, traditionnellement plus calme dans la branche. Plus fourmi que cigale, Dichter a toujours mis un peu d’argent de côté, ce qui permet actuellement à sa boîte de tenir, « mais le plus difficile, c’est qu’on ignore complètement de combien de temps on parle ? Quand va-t-on pouvoir penser reprise ? » Alors, comme toutes les entreprises, Bizart s’est réorganisé, tout le monde télétravaille (y compris une nouvelle recrue, qui a commencé le jour même du confinement et n’a jamais encore mis un pied au bureau), des brochures et des rapports annuels sont encore à mettre en page. Mais quid de la suite ? Quels seront les publications ou les campagnes, les concepts et les identités visuelles sur lesquels ils travailleront après ?
« Ce qui est dramatique pour le secteur créatif, c’est qu’on ne peut pas manger l’art », lance, en boutade, Laurent Graas, directeur de l’agence Lola et membre du conseil d’administration de l’association Design Luxembourg. « Les seuls qui gagnent de l’argent en ce moment, ce sont tous les secteurs en rapport avec les produits de première nécessité. Tout ce qui peut paraître superflu n’est tout simplement pas en vente. » Il y a, constate-t-il, un lien de causalité évident entre consommation et communication : pourquoi communiquer sur quelque chose que personne ne peut acheter ? Le secteur de la communication et de la publicité est frappé de plein fouet par la crise économique qui fait suite à la crise sanitaire. Alors les plus inventifs, les plus légers aussi, s’adaptent, passent à la communication digitale, au web, ou s’inventent de nouveaux métiers : les créateurs qui se mettent à coudre ou à imprimer (en 3D) des masques de protection ou des costumes en tyvek, les communicants qui se réorientent vers les conseils en com de crise… « On s’adapte toujours, souligne Laurent Graas. La société aura toujours besoin de design. »
Ils sont 12 200 actifs dans le secteur créatif, soit 2,7 pour cent de l’emploi intérieur, selon le statisticien de la culture Philippe Robin, chargé d’études statistiques entre autres pour le ministère de la Culture. Mandaté par Jo Kox en vue des Assises culturelles 2020 (prévues en juillet mais que le ministère vient de reporter « à une date ultérieure »), Robin est en train d’actualiser les données sur l’emploi culturel relevées par le Statec en 2016 en y incluant notamment les frontaliers, nombreux (33 pour cent du total ou 4 000 personnes). Joint par le Land, Philippe Robin confirme la complexité du secteur, où les statuts sont nombreux et les précarités énormes. Ce qui complique son travail. « Savoir qui travaille où est très difficile à déterminer dans ce secteur », selon Robin, qui est allé chercher, pour les compiler, ses données à l’IGSS (Inspection générale de la sécurité sociale), auprès du Statec, dans les enquêtes, auprès du ministère. S’il y a quelque 80 artistes indépendants et 200 intermittents reconnus auprès du ministère de la Culture selon la loi de 1999 sur le statut de l’artiste, il y a donc 11 920 personnes du secteur ayant un autre statut juridique (chiffres de 2018). La très grande majorité d’entre eux, 83 pour cent, sont salariés, auprès des agences de publicité, des médias, des bureaux d’architecture, des sociétés de l’audiovisuel et, surtout, les instituts culturels de l’État ou des communes (onze pour cent de cet emploi soit 1 300 personnes), Pour ces derniers, la crise aura peu d’impact, sinon d’avoir dû passer en télétravail. Pour les employés du privé, ceux qui travaillent pour les plus grandes entreprises sont peut-être au régime du chômage partiel. Mais une grande partie des indépendants ont des structures de revenus aussi complexes que précaires. Un certain nombre ont le statut officiel de « travailleur intellectuel indépendant » mais n’ont même pas de numéro de TVA, parce qu’ils en sont exemptés – ce qui veut dire qu’ils gagnent moins de 30 000 euros par an.
Comment les aider à survivre ? Le gouvernement a instauré un certain nombre d’aides directes, comme ces 2 500 euros d’urgence dont peut profiter un indépendant, puis 5 000 euros pour une entreprise de moins de dix personnes à l’arrêt, ou encore, depuis ce mercredi, une aide forfaitaire de 12 500 euros dont peuvent profiter les entreprises employant entre dix et vingt personnes et ayant subi une perte d’au moins cinquante pour cent de leur chiffre d’affaires au cours de la période allant du 15 avril au 15 mai. Souvent, les gens qui travaillent dans le secteur créatif doivent faire des extras à gauche et à droite pour boucler leurs fins de mois – quelques jours d’enseignement par-ci, un peu de service dans un bar par-là –, tout cela tombe à plat en ce moment. Les aides promises n’arrivent pas assez vite, constatent certains, l’improvisation du côté des administrations, qui doivent s’adapter elles aussi au jour le jour, peut avoir des conséquences néfastes pour les petits indépendants, qui de toute façon font tout le temps un exercice d’équilibriste pour avoir le minimum existentiel .
L’insulte de Dan Kersch Les déclarations du ministre socialiste du Travail et de l’Emploi Dan Kersch (LSAP) sur les riches indépendants qui rouleraient en Ferrari ont été ressenties comme une insulte dans le secteur créatif. Surtout parce qu’il a refusé de relativiser sa phrase malencontreuse publiée en privé sur Facebook, qu’il a même persisté et signé, insistant sur sa droiture et ses convictions politiques. Voilà des années de campagnes de promotion de l’entrepreneuriat à la « Trau dëch ! » balayées d’un revers de main. « On ne peut quand même pas tous être fonctionnaires ! », souffle une concernée, qui regrette que personne ne semble vraiment comprendre l’urgence du moment. Selon Laure Elsen, la présidente de la MarkCom, la Fédération des agences de conseil en communication, et directrice de l’agence Accent Aigu, « 95 pour cent des projets de production sont à l’arrêt et la moitié des campagnes continues ont été suspendues » (dans Adada n°4, 2020). Sans concerts, sans fêtes d’anniversaire, sans grands événements, tout un pan de l’économie, celui de l’événementiel – soit non seulement les agences ou le catering, mais aussi les acteurs et actrices qui pouvaient se faire de l’argent de poche via des présentations – s’est effondré.
Et encore une fois, la crise du Covid-19 montre à quel point tout est lié : si les librairies sont fermées, les éditeurs (comme Binsfeld) se demandent s’ils vont continuer le travail sur les nouvelles sorties, car comment les promouvoir sans lectures ? Qu’en est-il des Walfer Bicherdeeg, le moment-charnière de l’édition en automne, en prévision duquel tout le secteur travaille – auront-ils lieux ou pas ?
Au 1535, la Kreativfabrik de la Ville de Differdange, soutenue par le ministère de l’Économie, les allées sont désertes, les bureaux des grandes sociétés comme L’Essentiel ou les sociétés de production de films d’animation ne sont occupés que par quelques rares postes nécessaires, tout le monde étant par ailleurs passé en mode télétravail. « Nos locataires ont bien sûr tous la clé de leur espace, explique la directrice du lieu Tania Brugnoni (elle aussi en télétravail). Ils peuvent y aller s’ils veulent, en respectant les restrictions sanitaires, comme l’interdiction de se réunir, par exemple pour manger. Mais une grande partie de nos occupants sont de toute façon des ‘digital nomads’, ils se sont tout simplement installés ailleurs avec leurs ordinateurs portables. » Mais la Ville a fait un geste énorme en supprimant deux mensualités de loyer (avril et mai) pour tous les espaces qui lui appartiennent.
« Pour le moment, on fonctionne encore », affirment Annick Kieffer et Marc Binsfeld. La première est creative director du petit Studio Polenta, deux employés en télétravail, et le second directeur-associé de Binsfeld, agence de communication et éditions qui emploie 45 personnes, la très grande majorité travaillant aussi de chez eux. Chez Binsfeld, certains domaines, comme le département de la production vidéo, sont complètement à l’arrêt et ses employés en chômage partiel. Si les deux agences ont encore un peu de travail à terminer, qu’en sera-t-il dans les prochains mois, voire semaines ? Où trouver des clients si on ne peut pas avoir de contact humain ? La lutte contre le virus interdit toute expression de communauté. Et même après la reprise, les campagnes de communication risquent d’être les premières dépenses que les entreprises rayeront pour équilibrer leurs comptes ; la presse ressent ce phénomène depuis le début du lockdown, il y a plus d’un mois maintenant.
Alors Marc Lis, le coordinateur du « creative cluster » de Luxinnovation, qui regroupe quelque 550 membres, organise des webinars, des rencontres virtuelles et des échanges via visioconférence, comme le fait aussi Maison Moderne pour son « business club ». Mais comme la culture via streaming, cela ne pourrait jamais n’être qu’un ersatz.