d’Lëtzebuerger Land : Si la crise sanitaire du Covid-19 a bien prouvé une chose, ce sont les interdépendances dues à la mondialisation et leur précarité. Au Luxembourg, cela se vérifie à une échelle plus petite au niveau de la Grande Région, dont vous avez la charge ministérielle : en temps normal, quelque 240 000 travailleurs frontaliers traversent tous les jours les frontières allemande, belge et française pour venir travailler au Luxembourg, dont 70 pour cent du personnel occupé dans le système de santé. Il y avait, depuis le début du confinement, une grande inquiétude des répercussions dramatiques qu’auraient eues des fermetures des frontières, comme l’a fait l’Allemagne, ou des réquisitions de personnels de santé. Quel a été le rôle de votre ministère dans ces négociations ?
Corinne Cahen : Ce rôle est important. Alors que le Premier ministre Xavier Bettel (DP) et le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn (LSAP) négocient avec leurs homologues de Berlin, Paris ou Bruxelles, je suis personnellement en contact permanent avec mes collègues de la Grande Région. Qui d’ailleurs profitent souvent de nos bonnes relations pour que nous fassions aussi passer leurs messages vers leurs capitales – comme ils le font d’ailleurs aussi en temps normaux. Vous savez, nous vivons la Grande Région sans trop en parler, il y a énormément de partenariats transfrontaliers au quotidien, qu’ils soient professionnels ou privés…
…et pour un habitant d’Uckange, Dudelange est plus proche que Paris, un Arlonais viendra plus facilement à Steinfort qu’il ne va à Bruxelles, ou un résident de Trèves a plus en commun avec Mertert qu’avec Berlin…
Effectivement. Nous sommes voisins tous les jours. En fait, la gestion du Covid-19 aurait dû être réglée sur le plan européen, l’Europe aurait dû intervenir de manière unie et commune. Mais en l’absence d’une telle approche, nous essayons de nous concerter au niveau de la Grande Région.
L’Allemagne a fermé les frontières dès le début du confinement, à la mi-mars, sans aucune consultation avec ses voisins directs. Le Luxembourg a été mis devant le fait accompli et depuis lors, le ministre des Affaires étrangères et le Premier ministre négocient quasiment tous les jours avec Berlin. Quelques frontières ont pu être rouvertes en début de semaine, mais une dizaine de points de passage sont toujours fermés. Êtes-vous impliquée dans ces discussions ?
Non, car la décision de fermer les frontières a été prise au niveau fédéral, par le ministre de l’Intérieur Horst Seehofer (CSU). C’est donc à ce niveau-là que le Luxembourg doit intervenir. Les Länder allemands, eux, n’étaient pas forcément demandeurs, au contraire.
La semaine dernière, le ministre des Finances et des Affaires européennes de la Sarre m’a appelée pour me déclarer fièrement que certaines frontières allaient rouvrir. Je lui ai rétorqué que j’ignorais pourquoi elles avaient jamais été fermées. Certes, on peut les passer avec la preuve d’un… c’est quoi déjà le terme extact ? – ah oui : « triftiger Grund », une « raison valable ». Mais l’appréciation de la validité de cette raison est laissée au bon vouloir, et donc éventuellement à l’arbitraire, des agents de police chargés de surveiller ces frontières. Pour faciliter le passage aux travailleurs frontaliers, nous avons donc mis en place des formulaires à remplir par les patrons et qui prouvent justement une « raison valable ». Mais des contrôles de frontière, cela nous rappelle une autre époque, lorsqu’il fallait encore montrer ses papiers en allant faire ses études ou des courses de l’autre côté de la frontière. Le plus paradoxal est que l’Allemagne était beaucoup moins radicale dans son confinement que nous, qu’en France, en Belgique et en Allemagne, la construction n’a pas été stoppée par exemple.
Qu’en est-il de la menace d’une réquisition des personnels de santé par la région du Grand-Est, qui fut confrontée à des situations tragiques de sous-effectifs dans ses hôpitaux à la mi-mars ? Est-ce que cette menace fut réelle et est-ce qu’elle existe encore ?
On en a parlé, effectivement, mais personnellement, je n’ai jamais ressenti de véritable danger imminent. Mais il est vrai que la gestion du coronavirus n’est pas la même des deux côtés de la frontière. En France, le protocole est tout à fait différent du nôtre : alors que nous testons dès qu’une personne a des symptômes, les malades français sont juste sommés de rester chez eux si la maladie ne se développe pas de manière inquiétante. Pour prendre les devants, nous avons mis en place cette offre de loger les soignants français qui le désirent dans des hôtels luxembourgeois, offre dont certains ont profité. Tout comme des résidents qui travaillent dans des maisons de retraite en ont profité, lorsque l’adaptation des transports en commun ne leur a plus permis de rejoindre autrement leur premier service. Les crispations avec la France ont probablement aussi pu être évitées grâce aux bonnes relations personnelles de Xavier Bettel avec le Président Macron – ils s’entendent très bien.
En contrepartie, le grand-duché s’est aussi montré solidaire en accueillant onze malades graves du Covid-19 en provenance du Grand Est, qui devaient être intubés, en soins intensifs dans les hôpitaux luxembourgeois. Était-ce une partie de cet équilibre régional ?
Je crois qu’il serait faux d’établir un lien de causalité entre les deux, l’autorisation de passage pour les soignants et l’accueil de malades. Avant de pouvoir nous engager pour un tel accueil, nous avons plutôt dû nous assurer d’avoir assez de lits disponibles en soins intensifs – et de pouvoir les assurer pour une durée très longue. Un patient en Covid-19 aigu doit souvent rester intubé pour trois semaines d’affilée. Nous devions donc d’abord être sûrs d’avoir cette place. Une fois que nous avions une assurance de cela, nous avons accueilli onze patients, dont un qui est malheureusement décédé et une personne guérie qui a pu rentrer dans sa région du Grand Est.
J’ai, personnellement, une relation très amicale avec Jean Rottner (Les Républicains), le président extrêmement engagé du Conseil régional du Grand Est, qui est lui-même urgentiste de profession. Il était reconnaissant pour chaque aide que nous pouvions leur donner. La situation à Mulhouse et alentours était dramatique, nous ne pouvions faire autrement que de les aider. Je lui ai parlé vendredi au téléphone et il m’a assuré que cela allait mieux chez eux maintenant. Je sais qu’ils auraient fait pareil pour nous.
Est-ce que la crise sanitaire actuelle va changer l’attitude du gouvernement luxembourgeois en ce qui concerne la solidarité fiscale ? En début d’année, Metz et Trèves notamment ont demandé à ce que le Luxembourg reverse une partie de l’impôt sur les revenus générés par les travailleurs frontaliers au grand-duché à leurs régions de résidence, afin que celles-ci puissent les investir en infrastructures publiques. Ils partaient de l’hypothèse d’un forfait de 2 000 euros par an et par personne, soit grosso modo 500 millions d’euros que le grand-duché redistribuerait – comme cela se fait dans la région franco-suisse autour de Genève par exemple. Vous avez toujours refusé cela, le bon mot de Xavier Bettel (« nous ne sommes pas là pour financer les guirlandes de vos marchés de Noël ») a été très mal pris. Est-ce que vous allez renégocier la redistribution des richesses maintenant, au vu des interdépendances justement ?
D’abord, je voudrais dire que la politique est l’art de la négociation permanente. Après, je ne crois pas que nous devions repenser tout le système tel quel, car il fonctionne bien. Ce que nous devons faire, c’est investir de l’argent dans la création d’infrastructures qui profitent à tout le monde, quel que soit le côté de la frontière où on réside.
Ce qui est certain, c’est que le monde ne sera plus le même après la crise que ce qu’il fut avant. Dans la région, nous avons une conscience beaucoup plus développée de ce que nous partageons et qui dépasse l’idée de l’État-nation. Nous devrons interroger tous les domaines politiques et leur priorité après cette crise, dont nous ignorons toujours combien de temps elle va durer et s’il y aura une deuxième vague. Pour cela, nous allons soumettre tout l’accord de coalition à une analyse approfondie, et j’ai comme l’impression que la Grande Région en sortira grandie.
Néanmoins, ce ministère est un tout petit ressort de seulement trois personnes. Quelle est son activité normale ? On lui reproche souvent de ne faire que des inaugurations de géraniums…
(Sourit) Ce que je peux vous assurer, c’est que nous ne sommes pas « un petit ministère des Affaires étrangères ». Au début, sous Jacques Santer (CSV), le ministère à la Grande Région était attaché au ministère d’État. Puis, Jean-Marie Hals-orf (CSV) était le premier ministre autonome à la Grande Région. Il était important de lui donner son autonomie pour prouver à nos partenaires internationaux l’importance que nous accordons à la Grande Région. Je vois ce ministère comme un « facilitateur », un touche-à-tout qui est en contact permanent avec les autres ministères lorsqu’il faut trouver des solutions pour les étudiants, les universités, les commerçants, les agriculteurs, les PME, les écoliers… bref, pour tous ceux qui travaillent de manière transfrontalière. Il serait inconcevable aujourd’hui que la police ne puisse pas poursuivre un voleur au-delà des frontières, comme on n’imagine plus qu’une ambulance doive s’arrêter sur un pont au-dessus de la Moselle.
Depuis la mi-mars, on vous a beaucoup entendue vous exprimer sur la situation sanitaire dans les maisons de retraite ou les congés pour raisons familiales, qui sont tous les deux du ressort du ministère de la Famille, mais pas du tout en tant que présidente du parti libéral. Pourquoi ?
Tout simplement parce que j’aurais beaucoup de mal à politiser cette crise. Nous sommes face à une crise d’une gravité extraordinaire, où il serait à mes yeux complètement inapproprié de faire de la politique politicienne et de mettre en avant les mérites de l’un ou l’autre parti de la coalition. Nous faisons front commun pour aider tout le monde dans cette urgence.
L’accord de coalition devra-t-il être renégocié ? Et qu’en est-il de la grande réforme fiscale ?
Nous devrons reprendre cet accord sur le métier et refixer les priorités. La réforme fiscale en sera un des éléments, mais pas le seul. Je peux vous assurer que les trois partenaires de coalition sont flexibles et entièrement dévoués à relancer le pays, à construire son avenir. Mais il est encore trop tôt pour faire un état des lieux, pour cela, il faut attendre la fin de la crise.
Pourtant, on entendait dernièrement que l’ambiance était tendue au sein de la coalition. Qu’en est-il ?
Je peux vous assurer que tous les ministres, quel que soit leur parti, sont également impliqués et dévoués dans cette crise. Et que l’ambiance n’est pas mauvaise du tout.