Le fonctionnement des institutions, comme le respect le plus strict de la séparation des pouvoirs dans un État de droit, ne font pas partie des priorités des électeurs dans les sondages. Les partis et les professionnels, pourtant, s’en soucient

L’indépendance, une évidence ?

d'Lëtzebuerger Land du 27.09.2013

« Une Justice qui fonctionne bien peut être un facteur de croissance pour un pays. C’est pourquoi il nous faut un cadre juridique et juridictionnel stable et sûr.... » Quand maître René Diederich, le bâtonnier du barreau de Luxembourg, prend la parole devant la presse mardi pour la prise de fonctions de son deuxième mandat, il le fait avec retenue, mais autant de clarté. « Nous nous réjouissons des déclarations de certains candidats aux élections législatives promettant de défendre l’indépendance de la Justice. Nous espérons que ce ne sont pas uniquement des promesses électorales, mais le fruit d’une prise de conscience politique et qu’elle sera réalisée par un ministre de la Justice fort qui ait à sa disposition les moyens humains, logistiques et financiers nécessaires pour ce faire. »

Antécédents Ce qui semble une évidence, une réflexion théorique de la part d’un homme de droit se lit tout à fait différemment à la lumière des événements politiques qui ont mené vers ces élections anticipées du 20 octobre. Car avant le 10 juillet, lorsque la coalition CSV-LSAP a volé en éclats après une longue séance parlementaire sur les conséquences politiques des dysfonctionnements au Service de renseignement, il y a eu le 13 juin et le débat à la même Chambre des députés sur les tentatives supposées de prise d’influence, voire d’obstruction de l’enquête sur les attentats à la bombe des années 1980 par l’ancien ministre de la Justice Luc Frieden (CSV). Durant plusieurs semaines, dans le cadre du procès du Bommeleeër, les deux sphères, le monde législatif et le monde judiciaire, s’étaient soudain échangées au jour le jour et d’une manière inouïe : le Procureur général d’État Roby Biever et l’ancienne juge d’instruction de l’enquête du Bommeleeër, Doris Woltz, avaient témoigné à la barre du procès qu’ils avaient senti au moins un manque de soutien, sinon même des tentatives d’obstruction de la part du ministre Frieden à l’époque, puis furent invités illico presto devant la commission juridique du parlement afin de réaffirmer leurs reproches devant les députés – et devant Luc Frieden lui-même. L’opposition politique criait au scandale, la question de confiance à l’encontre de Luc Frieden, posée par Déi Gréng, et, d’une manière plus générale, à l’encontre de tout le gouvernement, par les libéraux, fut rejetée grâce à la solidarité du LSAP (qui, comme il allait s’avérer, voulait en fait garder sa munition pour un mois plus tard).

Si donc tous les grands partis consacrent une partie plus ou moins importante de leur programme électoral au chapitre de la réforme des institutions en général et de la Justice en particulier, c’est aussi une conséquence de ces débats de l’été. Le LSAP a même ouvert une série de conférences thématiques sur son programme ce mardi avec un point presse sur la réforme de l’État. Or, si tous les partis soutiennent la grande réforme de la Justice entamée par l’ancien ministre François Biltgen (CSV) dans le cadre de la réforme constitutionnelle, avec la création d’un Conseil national de la Justice et celle d’une Cour suprême, tous ne l’explicitent pas dans leurs programmes. Le CSV s’engage plus expressément pour un renforcement de l’indépendance du Parquet vis-à-vis de l’exécutif. Jean-Claude Juncker insista, lors du congrès du parti samedi, que les magistrats ne devront plus être désignés par la politique mais par la Justice elle-même – comme prévu dans les avant-projets sur le Conseil national de la Justice.

Les Verts envisagent l’introduction d’un recours collectif (« class action » en anglais) afin que des citoyens puissent joindre leurs plaintes sur la même matière. Tous les partis sont conscients des besoins urgents de moyens de la justice, notamment aussi en ce qui concerne le nombre d’enquêteurs de la Police judiciaire, prioritairement en matière économique et financière – un domaine dramatiquement en sous-effectifs depuis des années, comme ne manque pas de le rappeler le Procureur général d’État Roby Biever dans son rapport annuel. Le DP va plus loin dans ses réflexions et promet d’entamer une discussion sur l’opportunité d’introduire la comparution immédiate et une procédure accélérée en droit luxembourgeois pour les accusés pris en flagrant délit – un dada du président du parti Xavier Bettel, qui n’est pas incontesté dans ses propres rangs, certains voyant dans une justice accélérée un danger d’atteinte aux droits de la défense et à un procès équitable.

Ne pas oublier le social « Dans le cadre de la modernisation de la justice, il ne faut pas oublier la législation sociale, car elle touche plus directement le particulier dans sa vie quotidienne, » insista le bâtonnier René Diederich lors de sa conférence de presse mardi. La coalition CSV-LSAP a en effet entamé un certain nombre de réformes sociétales – du mariage (l’ouverture aux couples homosexuels est incontestée), du divorce, de l’adoption, de la procréation médicalement assistée, de la responsabilité parentale... – qui sont discutées mais non encore avalisées sur le plan politique. L’introduction d’un juge aux affaires familiales, qui n’en est encore qu’au stade de réflexion au ministère de la Justice, mais est unanimement salué par tous ceux qui travaillent dans l’intérêt de la protection des enfants, est de toutes les promesses électorales.

Si la modernisation des institutions, notamment de la Justice, n’est pas un thème de campagne auprès du grand public – rien de tel n’est cité parmi les soucis des électeurs dans les sondages d’opinion –, elle l’est d’autant plus sur le plan international. Le Greco (Groupe d’États contre la corruption, organe du Conseil de l’Europe) a insisté, dans son rapport d’évaluation sur le Luxembourg, présenté en juin et consacré entre autres à la prévention de la corruption des juges et des procureurs, que notamment la gestion des carrières – nominations, révocations, procédures disciplinaires – soient objectivées et rendues plus transparentes. Les incompatibilités devraient être précisées et un « dispositif destiné à assurer davantage l’indépendance et l’objectivité des décisions du parquet » introduit.

En amont de la publication de ce rapport et en parallèle aux discussions avec les responsables du Greco au Luxembourg, les magistrats luxembourgeois se sont dotés d’un « recueil des principes déontologiques », adopté en assemblée générale le 16 mai. Ce texte insiste que « l’indépendance, c’est-à-dire la liberté à l’égard de toute pression, manipulation ou influence extérieure, se caractérise à la fois comme une protection et comme une interdiction ». Et de poursuivre : « L’indépendance de la justice n’est pas un privilège pour le magistrat. Elle est la condition pour garantir un procès équitable. L’indépendance doit lui être garantie par la Constitution. »

Si l’engagement politique est aussi un droit pour tout citoyen garanti par la Constitution et qu’une affiliation à un parti n’est pas interdit pour un magistrat, sur cela les membres luxembourgeois du Greco avaient insisté lors de la présentation du rapport en juin, cette appartenance ne doit en aucun cas influencer son impartialité et il ne doit en aucun cas faire transparaître ne serait-ce qu’un soupçon de connivence dans son travail. Car la situation au tribunal au printemps, dans le cadre du procès Bommeleeër, était assez cocasse : un procureur général (et ancien conseiller d’État) membre du CSV accusait un ancien ministre CSV d’avoir voulu décourager une enquête judiciaire et empêcher une loi sur l’entrave à la justice, puis un défilé de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice, tous CSV, venaient défendre leur ancien responsable politique avec des stratégies hasardeuses... C’en était trop de « l’État CSV » pour bon nombre de juristes rigoureux et attachés aux grands principes de leur discipline.

Manque de moyens « Une justice trop lente est une justice absente, » écrit Georges Ravarani, le président de la Cour administrative, dans le rapport annuel 2012 du ministère de la Justice. La Cour et le Tribunal administratif, dont le président Henri Campill dresse un état des lieux tout aussi alarmiste, manquent de personnel et de place et sont engorgés par les recours en matière de droits des étrangers, mais aussi des centaines de frontaliers demandeurs d’aides financières pour leurs études. Dans ces conditions, les juridictions administratives ne seraient bientôt plus à même de garantir des délais raisonnables – dont elles se faisaient pourtant un point d’honneur jusqu’ici. Il faut dire que le Luxembourg vient de loin en la matière : jusqu’en 1996, la fonction juridictionnelle fut assurée par le Conseil d’État – dont une nouvelle réforme pour une plus grande transparence (notamment lors de la nomination de ses membres) et une certaine professionnalisation est également annoncée à chaque élection, sans jamais être réalisée.

Internationalisation Le bâtonnier René Diederich insista mardi sur les avantages de l’internationalisation du droit au Luxembourg, qui a également un fort caractère normatif. Ce qui s’explique en grande partie par l’attrait des instances européennes, notamment de la Cour de justice de l’Union européenne, mais aussi de la place financière et, de plus en plus, de l’Université du Luxembourg et des centres de recherches très pointus comme l’institut Max Planck. « Depuis quinze ans, nous constatons une présence croissante de grandes études internationales, qui appartiennent maintenant à notre paysage et nous le saluons, » insiste le bâtonnier. Au 15 septembre, il y avait 2 013 avocats inscrits au barreau de Luxembourg, soit quelque 300 de plus qu’il y a trois ans ; ils sont de 34 nationalités différentes. La communauté d’avocats français est désormais la plus grande, avec 867 personnes – 200 de plus que les Luxembourgeois. Un détail intéressant des statistiques publiées par le barreau à la même occasion : les plus gros cabinets (Arendt & Medernach ; Elvinger, Hoss & Prussen, Allen & Overy...) ont tous réduit leurs effectifs de manière substantielle en l’espace d’un an.

« Notre métier a énormément changé ces quinze dernières années, » affirma encore le bâtonnier, mais que les avocats restent d’importants auxiliaires de la justice, apportant notamment un certain sens critique. Afin d’accompagner la spécialisation de ses membres, il a entre autres doublé l’équipe administrative du barreau. Et ne perd son optimisme que lorsqu’il parle de l’informatisation de la justice « où nous sommes en train d’accumuler un retard considérable par rapport à nos voisins, un retard que je trouve inacceptable. » La revendication est déjà reprise sous forme de promesse électorale dans certains programmes, notamment du DP.

josée hansen
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