Tout comme sa place dans l’histoire du journalisme au pays, évoquée dans les médias ces jours-ci, et l’empreinte qu’il laissa dans l’histoire des lettres luxembourgeoises, l’engagement philosophique de Nic Weber en faveur des principes de liberté et de fraternité mérite toute notre attention. Dans le numéro 3 des Cahiers Luxembourgeois de l’année 2004, alors que la « guerre contre le terrorisme » faisait rage, il dénonçait la manipulation des Droits de l’homme et des principes démocratiques dans le but de « neutraliser des peuples à l’extérieur, et des groupes et des individus à l’intérieur » Cette neutralisation était réalisée, écrivait-il, à l’aide de « réglementations qui auraient encore été inconcevables récemment vet qui sont acceptées sans résistance au nom de l’omnipotente sécurité de la propriété. »
L’érosion progressive des droits fondamentaux en Occident et l’oppression des peuples écrivant de droite à gauche étaient des thèmes que Nic abordait régulièrement lors de nos rencontres à Luxembourg et ailleurs. Toutefois ce qui le révoltait le plus, c’était la soumission du bourgeois au nouvel ordre sécuritaire. Pour en parler, il utilisait un terme fort, « Gleichschaltung » – une référence à la mise au pas de la société allemande par les Nazis.
Ce combat contre la mise au pas des esprits, Nic le mena aussi à travers Les Cahiers Luxembourgeois qu’il avait ressuscités en 1988. En effet, la revue était à la fois une plateforme pour la littérature et le monde des arts luxembourgeois et un rare espace de liberté et de débats, dont l’éclectisme et l’ouverture d’esprit étaient à l’image de son éditeur.
À l’origine de cette sensibilité face aux dangers de la « Gleichschaltung », il y avait sans doute sa propre expérience de l’occupation nazie : Nic avait été interné au camp de rééducation de Burg Stahleck après sa participation à la grève scolaire de 1942. Néanmoins, peut-être même plus que son vécu, c’était sa curiosité intellectuelle – ce désir d’apprendre et de comprendre – qui ne pouvait tolérer aucun carcan sécuritaire, idéologique ou autre. Dans un pays où trop souvent régnaient les trois petits singes, Nic savait être à l’écoute de l’autre, non seulement par intérêt intellectuel, mais surtout par ce que George Orwell appelait « décence humaine ». Ainsi les injustices subies par le peuple palestinien, la souffrance des Irakiens après l’invasion anglo-américaine et l’ostracisme dont étaient victimes les Musulmans en Occident le révoltaient. La révolte, non pas comme idéologie, mais comme devoir d’humanité. C’est d’ailleurs lors de notre toute première rencontre, dans un monde refaçonné dans la poussière du 11 septembre 2001, qu’il lança l’idée d’un livre qui ferait entendre des voix du monde arabe, de Turquie et du Caucase. Cela devint l’anthologie Tigres de papier et monstres édentés, un livre plus politique que poétique qui se voulait être un coup de pied dans la fourmilière des « mis au pas » des deux Luxembourg.
Certes, souvent m’a-t-il confié qu’il doutait de la sagesse de Jean-Jacques Rousseau, qu’il ne pensait pas que l’homme fût « intrinsèquement bon. » Pourtant il voulait garder l’espoir « malgré les plaintes, et malgré les blessures causées par l’homme à l’homme ». Les questions sur la nature humaine le préoccupaient. Bien que libre-penseur, il était très conscient du rôle de l’interrogation métaphysique dans l’expérience humaine. Aussi était-il respectueux de toutes les croyances, surtout s’il ne les partageait pas. Je me souviens d’une de nos discussions, où lui ayant fait part de mon désarroi concernant le retour du rite tridentin, il évoqua, avec une grande empathie, le besoin des hommes pour les rituels et leur soif de mystère. Nic avait « l’humanité comme religion », comme je pus me rendre compte de nombreuses fois, alors qu’il partageait avec moi des planches de Samuel Hirsch ou bien des textes de Michel Lucius. Nic Weber était indéniablement dans la lignée de ces grands hommes qui marquèrent l’histoire intellectuelle du pays. L’avoir connu fut un grand privilège.