« Peur. Solitude. Chagrin. » Le Rapport annuel 2021 de l’Unicef sur la santé mentale des enfants dans le monde commence par ce descriptif. « Cette crise ne connaît ni limites ni frontières », affirme le complément luxembourgeois du rapport, paru en mars 2022. L’Unicef a proclamé la santé mentale des enfants et des jeunes comme l’un de ses quatre domaines prioritaires pour les années à venir, tout en soulignant que la moitié de tous les troubles mentaux apparaissent avant l’âge de quatorze ans et les trois-quarts avant 25 ans. La prévalence de problèmes de santé mentale auprès des enfants et jeunes entre dix et 19 ans au Luxembourg est de 16,5 pour cent, 10 975 de jeunes. 28 pour cent des douze à 18 ans se sont déjà sentis si tristes ou désespérés qu’ils ont arrêté leurs activités habituelles ; 15,2 pour cent ont indiqué avoir déjà sérieusement pensé au suicide, 7,7 pour cent ont fait une tentative. « Tous les pays sont en développement lorsqu’il s’agit de santé mentale », a déclaré la Directrice mondiale de l’Unicef Dr. Henrietta H. Fore.
L’Unicef Luxembourg appelle « à des investissements et à une action pour appuyer et protéger la santé mentale des enfants et des jeunes et pour mettre fin à la négligence, à la maltraitance et aux traumatismes durant l’enfance ». Le rapport désigne les nombreux obstacles : la stigmatisation d’un côté, mais également le manque d’informations, d’infrastructures, de prise en charge et de données, ainsi que l’absence de formations et d’un plan national.
La pandémie a accentué l’urgence. La situation dégradée des jeunes durant la crise sanitaire s’est traduite par une pression accrue sur les services de psychiatrie infanto-juvénile. L’incapacité du service national d’y répondre pleinement a forcé des discussions et des prises de position, tant au niveau ministériel qu’associatif. « On n’a pas pu aider tous les adolescents, quand tous les lits étaient occupés, les places de jour prises, la liste d’attente longue et le besoin du suivi intensif en ambulatoire se faisait fait sentir… L’idée d’un programme pilote ambulatoire est née », précise Dr Salima Aarab, médecin psychiatre à l’Hôpital de Kirchberg et responsable du programme « Action ». Démarré en juin dernier, il permet de soutenir les adolescents de treize à 18 ans en situation d’urgence et « d’aider les familles où elles sont » : en soignant les jeunes patients à l’hôpital le matin et en leur permettant de retourner à la maison l’après-midi, avec un suivi par les éducateurs et l’assistance sociale. « Ce qui leur permet ne pas se priver de leurs structures. » Le programme est particulièrement efficace pour traiter les troubles alimentaires, « on a pu suivre tous les cas depuis sa mise en place ». Cependant, le programme financé par l’Œuvre nationale de secours Grand-Duchesse Charlotte, a une durée limitée à un an. Des négociations sont en cours avec le ministère de la Santé et l’Œuvre pour qu’il soit reconduit au-delà.
Car malgré un changement dans le discours chez les jeunes, « qui sont assez ouverts » à la question de la santé mentale et « l’acceptation par la famille de ne plus cacher la situation » (il n’est pas loin le temps où on soignait à l’étranger pour éviter la stigmatisation ici), la situation reste critique. « On manque de structures multidisciplinaires et extra-hospitalières », précise le docteur Aarab. « On manque d’une unité de crise. On demande une polyclinique avec une prise en charge multidisciplinaire. Il nous faut un service de psychiatrie de transition. Car aujourd’hui, quand les jeunes atteignent 18 ans, ils passent en psychiatrie adulte, alors qu’ils ont besoin d’une approche différenciée. » Un autre problème au Luxembourg, est la pénurie de pédopsychiatres, confie Salima Aarab : « Il y a un problème de gardes non validées financièrement,… dans ces conditions on ne trouve pas de médecins à l’hôpital, et ce manque complique la prise en charge d’hospitalisations. » Dans le service national, on éviterait « la médicalisation à tout prix » : « On centre le soin sur le travail thérapeutique ». Cependant, précise Salima Ararab, il y a une médicalisation pour « certaines maladies quand on ne sait pas comment aider autrement. » Dans les cas où « on n’a pas le temps et l’enfant ne va pas bien ». Il faudrait se donner des moyens de traiter selon des études existantes. Leurs enfants après eux», conclut Dr Aarab. Pour éviter d’en arriver là, il est important de trouver le temps ensemble en famille, d’être à l’écoute, de se mettre à la place de ces enfants. À l’école, mettre trop de pression sur la performance, ne pas « faire à sentir à l’enfant qu’il est plus que son travail », conseille Dr Aarab. Laisser l’initiative à l’enfant de trouver ses solutions, d’aider s’il demande de l’aide. « Car c’est le sentiment d’impuissance qui crée le mal-être. »
L’environnement familial et scolaire joue un rôle crucial dans la prévention et la protection de la santé mentale des enfants et des jeunes. Pourtant, face à un enfant qui ne va pas bien, les familles se sentent souvent démunies. « Demander de l’aide exige du courage, car c’est reconnaître que l’on a atteint ses limites », confie Bénédicte Noël, des services de soutien aux familles de la Caritas. « Mais c’est un signe d’intelligence et de bienveillance envers sa famille et soi-même » quand la demande se formule avant de devenir une contrainte du service de placement Scas ou du Tribunal de la Jeunesse.
La santé mentale se retrouve aujourd’hui dans les politiques de la jeunesse, « ce qui est un bon signe », estime la directrice du Centre psycho-social et d’accompagnement scolaires (Cepas), Nathalie Keipes. Depuis la crise sanitaire et à la demande des jeunes d’introduire les considérations de la santé mentale à l’école, des projets auraient trouvé une certaine résonance auprès de ministère de l’Éducation nationale et de directeurs de lycées, même s’il a fallu « bien les vendre ». On commence au Luxembourg à envisager la « whole school approach », l’approche de l’école intégrale, en tant que lieu d’apprentissage mais également « de vie et de socialisation », dans lequel se sentir bien devient vital. L’approche passe par la participation des élèves ; ce qui exige de s’intéresser à leurs besoins, à leurs opinions, à leur personne. C’est d’autant plus central qu’ils sont « les acteurs privilégiés par rapport à la santé mentale, car ils vont pouvoir jouer un rôle peer to peer dans le plan d’action national en tant qu’ambassadeurs de la santé mentale ». En tant qu’avocat des jeunes, le Cepas « doit se situer par rapport aux enseignants avec clarté » doit être transparent sur « comment il assure la confidentialité, quels sont ses principes de déontologie », dit Nathalie Keipes. Car, « quand un enseignant a un élève devant lui, nous on a un jeune devant nous ».
Le rôle du Cepas est potentiellement ambigu : une institution psychosociale dans une institution scolaire. Ses interventions peuvent être sujettes aux questionnements – notamment lorsqu’il est question de consentement, ou de son absence lorsque les décisions d’intervention se basent sur l’interprétation que « le jeune est un danger pour lui-même ou pour autrui ». La campagne Mir sinn lancée en mars de cette année vise à rétablir de la clarté vis-à-vis des jeunes. Une autre campagne d’information démarre en novembre, au sujet de la prévention de la violence. Car malgré la vision d’une école intégrale et bienveillante, elle est aussi un milieu menaçant, un terrain d’anxiétés pour les victimes de harcèlement.
Dans les lycées, deux cours premiers de secours en santé mentale, Youth et Teen, sont déployés par la Ligue pour l’hygiène mentale. Importés d’Australie mais adaptés au contexte luxembourgeois, ces formations sont basées sur une méthodologie scientifique qui a fait ses preuves. Nadia Ruef, responsable de ce projet à la Ligue, confirme que
247 professionnels du milieu scolaire ont été formés au programme Youth « pour accroître la vigilance et la reconnaissance des signes d’alerte ». En octobre démarre le projet pilote Teen au Lycée des Arts et Métiers. On y formera des ados ambassadeurs qui viendront en aide à d’autres ados. On leur apprendra à reconnaître des signaux, et à chercher l’aide d’un adulte. « Il n’est pas souhaitable qu’un secouriste adolescent garde la charge de confidence pour lui ». Nadia Ruef constate avec soulagement « qu’on a brisé le silence ». Les personnes à la santé mentale fragile, auxquelles on tournait le dos par le passé, car jugées dangereuses, sont désormais repérées. Il en ressort un paradoxe, nous dit-elle : « La jeunesse est demandeuse de dialogue tout en étant souffrant davantage ». Quand la personne en souffrance parle, « c’est un progrès », conclut-elle.
Mais cela progresse doucement, à en juger par les récits de parcours des patients dans les cabinets privés de pédopsychiatres. Deborah Egan-Klein, une pédopsychiatre, qui travaille aussi pour l’Office national de l’enfance (ONE) du Tribunal de la Jeunesse, soulève plusieurs problèmes dont la résolution se fait attendre. Selon elle, les parents ignorent souvent à qui s’adresser pour le remboursement : « On a une psychiatrie juvénile des riches ». Les consultations sont coûteuses et « personne qui n’est au courant du système qu’offre l’ONE, notamment les prises en charge gratuites pour les enfants, adolescents et jeunes adultes de 22-23 ans qui n’ont pas les moyens ». Dr Egan-Klein critique vivement les placements d’enfants dans les foyers, « souvent sans considérer d’autres options » : « La plupart du temps, le problème de l’enfant a sa source dans une famille qui lutte, matériellement et humainement. Et les enfants paient. On doit aider les parents, on ne doit pas placer les enfants, on ne doit pas couper leurs relations d’attachement ! »
« Et ce n’est pas en médicalisant l’enfant qu’on le sort de sa souffrance. » La mise sous anti-psychotiques « est un traitement qui ne fait aucun sens », estime Dr Egan-Klein. Il y aurait une surmédicalisation au Luxembourg : « Donner un anti-psychotique à un enfant de quatre-cinq ans, c’est une catastrophe pour le reste de sa vie ! À huit ans, ils sont souvent sous Ritaline ici, parce qu’ils sont hyperactifs, au lieu de travailler les causes », s’insurge-t-elle. « Si on arrive à aider l’enfant à s’exprimer et à l’écouter, si on a de l’empathie, cela marche. » Il y a aussi des hospitalisations « qui ne font aucun sens ». « On enferme un enfant qui fait des fugues ou qui fait des bêtises dans un hôpital psychiatrique. Où est le lien ? » interroge-t-elle. « Je vois des enfants qu’on prend à l’école ! L’école ne sait pas quoi en faire et donc on met l’enfant dans l’ambulance et on l’envoie à l’hôpital. » Les ados crient : « Au secours, je ne vais pas bien ! Mais à l’hôpital, on n’a pas assez de monde ; du coup, les jeunes se demandent ce qu’ils font là ».
Et il y a enfin l’épineux problème de la confidentialité et de l’échange d’informations. Selon Deborah
Egan-Klein, « on a besoin de communiquer entre les foyers et les psys pour le bien-être de l’enfant ». La légitimité d’un tel échange ressort, selon elle, d’une lettre adressée en 2019 par le Parquet général au Collège médical à propos de la transmission d’informations au Scas (qui est bien confirmée comme licite) ; malgré cela, l’argument de la confidentialité est avancé pour éviter le partage d’ informations.
Le plan national de santé mentale et la coordination, en élaboration se font toujours attendre. Comme le constate Deborah Egan-Klein : « Je ne pense pas une seconde que les professionnels n’auraient pas l’intention de faire du bien, mais je pense que l’enfer est pavé de beaucoup de bonnes intentions ». Entretemps, les appels de détresse des enfants et des jeunes ont du mal à se faire entendre.