Et si on pouvait construire et réparer un tracteur soi-même ? Et si on pouvait fabriquer des barres porte-outils, « le couteau suisse des cultures sur petites surfaces »1, soi-même ? Que se passerait-il si, tout comme les logiciels libres (Linux, Firefox et cetera.) les outils agricoles devenaient, eux-aussi, libres ? Que se passerait-il si, au lieu d’être méticuleusement imbriquée et dissimulée dans les objets, la technologie devenait accessible, malléable, adaptable ?
Tout cela sonne comme une utopie dans un univers technologique vécu quotidiennement de manière opaque, où depuis l’enfance nos interactions avec les objets sont normalement restreintes à l’achat, l’utilisation puis le rachat. Cependant, les réalisations des communautés open-source dans divers domaines (dont l’agriculture) témoignent d’une autre manière d’interagir avec les technologies dans notre quotidien.
À travers le monde, on a vu se créer les dernières années plusieurs collectifs développant et partageant des outils agricoles comme Farmhack en Angleterre et aux États-Unis ou l’Atelier Paysan en France. Ces collectifs montrent que les principes fondateurs de l’open-source – la capacité de partager, distribuer, modifier et reproduire des informations – semblent transposables à l’agriculture. Tracteurs, graines, triangles d’attelage, dérouleuses à plastiques, logiciels de gestion d’exploitation : les exemples d’outils agricoles « libres » sont de plus en plus nombreux de nos jours.
La caractéristique clé de ces outils libres est leur modificabilité. On peut la définir comme « la capacité non seulement d’accéder à [...] mais de transformer [un objet] pour une utilisation dans de nouveaux contextes, à des fins différentes, ou dans le but de participer directement à son amélioration ».2 L’objet n’est alors plus passif et opaque. Il se pare de nouvelles fonctionnalités qui permettent au simple consommateur/utilisateur d’accéder au stade de concepteur. Il est alors possible de le réparer, l’améliorer et/ou modifier sa destination d’usage.
Qui n’a jamais été confronté à la casse d’un objet pour la simple et bonne raison qu’une pièce insignifiante comme le bouton « On » se soit détériorée ? Et se rende compte qu’il est économiquement plus viable d’en acheter un nouveau ? Les objets développés sous un processus technologique standard ont peu de chances d’être facilement appropriables et modifiables. Leurs composants sont complexes, difficiles à comprendre (en eux-mêmes et dans leurs inter-relations). L’ensemble de son architecture interne est pensé pour être invisible, afin que l’utilisateur n’ait qu’à appuyer sur un bouton pour qu’un café apparaisse, des fruits se mixent, ou faire avancer une voiture ou un tracteur.
La facilité d’utilisation d’un objet technologique est, certes, une bonne chose. Mais elle devient problématique lorsque l’objet ne fonctionne plus et que rien n’a été pensé pour le comprendre. C’est précisément par rapport à ce point que l’open source se démarque : c’est un processus qui vise le partage des connaissances que contient l’objet, à permettre à quiconque d’accéder aux moyens et savoir-faire qui l’ont conçu et partager avec la communauté de ses utilisateurs les notices, nouveautés ou améliorations qui le concernent.
Pour l’Atelier Paysan, ce collectif créé en 20143 qui compte actuellement 500 membres actifs, le problème est le suivant : « la question de la machine, qui est au cœur des systèmes fermiers, [...] est complètement sous-traitée à l’industrie qui fabrique des agro-équipements [...]. Du coup, les producteurs sont complètement livrés au réseau des fabricants et des concessionnaires de machines ». Le stade de conception n’est clairement pas associé à l’utilisation. L’idée est donc de « redevenir acteur de votre outil de travail et non plus soumis à la machine que vous avez achetée ».4 Pour cela, l’Atelier Paysan donne la possibilité aux agriculteurs d’apprendre les techniques de fabrication (découpage, perçage, soudage) à travers des formations pour construire eux-mêmes leurs machines ou améliorer ou adapter celles qu’ils possèdent déjà.
Un collectif comme l’Atelier Paysan, on ne peut pas seulement le comprendre par rapport aux objets techniques qu’il développe. Les objets techniques fabriqués s’inscrivent dans – et, en même temps, aident à constituer – des réseaux sociaux et formes d’organisation spécifiques. Les collectifs open-source défendent souvent une posture politique. La technique n’est pas perçue comme quelque chose de neutre, mais comme ayant un impact sur les organisations sociales, et l’objectif est de favoriser la réappropriation de la technique et de promouvoir des façons plus éthiques, distribuées et ouvertes d’interagir avec la technologie.
S’il reste du chemin à parcourir pour modifier le rapport que les sociétés entretiennent avec les objets technologiques, les manifestations d’un nouveau paradigme technologique ont émergé. Et les avancées de ces collectifs gagnent en notoriété. Il reste à savoir si celle-ci sera suffisamment prise en considération pour marquer un changement réel dans les habitudes de vie quotidiennes de nos sociétés.
Ce changement, c’est justement l’objectif de la Poc21. La Poc21 est un évènement qui se veut alternatif à la conférence internationale sur le changement climatique qui se tiendra fin 2015 à Paris et qu’on appelle communément Cop21. Donc avant même d’attendre les discussions et déclarations des décideurs politiques, des jeunes geeks, designers et ingénieurs se sont rassemblés cet été lors d’un workshop pour trouver des nouvelles techniques pouvant répondre au changement climatique. Le but était de « trouver des alternatives à notre culture de consommation destructrice et faire des objets open-source et durables la nouvelle norme ».5 Une douzaine de projets ont été sélectionnés, comme un petit tracteur à pédales, une douche qui consomme entre cinq à dix fois moins d’eau, ou encore une serre pour produire de manière simple sa propre nourriture.
Si l’open-source est une transition technologique, il ne va peut-être pas transformer radicalement les objets du quotidien. Mais il agira très certainement sur la manière avec laquelle ils sont fabriqués, sur le rapport entre l’utilisateur, l’objet technique et les connaissances qui l’entourent, et sur la capacité de le réparer et de modifier sa destination d’usage.