Il y a 10 000 ans, nos ancêtres en voie de devenir sédentaires ont commencé à domestiquer les animaux – bovins, ovins, caprins, porcs et volailles – pour s’approvisionner en viandes, lait et œufs frais, accessoirement en peaux, plumes et laine. Si les premiers ruminants ont brouté l’herbe des prairies et steppes environnantes, les porcins et volailles ont été tenus à proximité des feux, marmites, fours voire cuisines pour manger nos rejets alimentaires. Ainsi les porcs et les volailles ont recyclé ces déchets organiques en formant des protéines animales nouvelles. Les ruminants ont transformé la cellulose des graminées, légumineuses et feuilles en protéines digestibles pour l’homme, à l’image du grand gibier traqué et chassé auparavant : chevreuils, antilopes, cerfs, buffles, bisons.
Il y a 6 000 ans, la femme et l’homme, devenus sédentaires, commençaient à cultiver la terre. Les premiers outils furent la bêche, puis la charrue pour retourner le sol, libérer celui-ci des plantes gênantes, non comestibles et faciliter ainsi son ensemencement avec des céréales et des légumes : l’agriculture était née. Les excréments des animaux mêlés à ceux de l’homme ont été épandus sur les surfaces maraichères et agricoles pour contrebalancer les exportations des éléments nutritifs (N, P, K,…) et de biomasse (C, N,…) incorporés dans les céréales et les légumes produits. Cette agriculture et cet élevage, communément qualifiés de « subsistance », furent des circuits de production et de consommation on ne peut plus courts, c’est-à-dire des cycles quasiment fermés, peu ou pas énergivores.
Les premiers sédentaires se sont implantés le long des cours d’eau sur les rives composées d’alluvions limoneux, où faune et flore naturelles avaient créé les meilleurs sols avec un profond enracinement et la formation d’un riche humus, la terre-mère nourricière. Celle-ci est toujours aidée en la matière par une microfaune et une microflore extrêmement diverses – scientifiquement encore très mal connues – œuvrant en symbiose avec les racines des plantes. Dans un sol intact, des milliers de vers de terre (trois à cinq tonnes par hectare !) et des milliards d’acariens, insectes, champignons, bactéries et autres micro-organismes soutiennent la capacité des plantes vertes à capter l’énergie solaire en la transformant en énergie biotique. Ce cycle merveilleux et universel de la photosynthèse – avec le captage du CO2 de l’air (accessoirement de l’azote), la succion de l’eau (H20) du sol, l’émission d’oxygène (O2) et la production de sucre (C6H12O6) – est à la base de toute vie sur notre terre ronde et finie.
Depuis, le labour constitue l’outil universel du travail des sols partout au monde. Cette pratique empirique a profondément détérioré nos terres en dérangeant la formidable symbiose du complexe vital des sols. Ce retournement souvent profond et annuel affaiblit d’année en année la capacité biologique des champs et ceci de manière on ne peut plus systématique. Ainsi, nous avons perdu des milliards de tonnes de terre arable, soit aujourd’hui la superficie de l’Australie – annuellement ! Les engrais et produits chimiques aidant, nos sols sont lessivés, appauvris en humus avec une activité micro-biotique réduite à l’extrême. Depuis une dizaine d’années, les rendements maximaux à l’hectare stagnent malgré toutes les astuces génétiques, chimiques et mécaniques.
Le surpâturage est l’autre pratique empirique ayant occasionné au fil des temps l’appauvrissement des sols des prairies et steppes en humus. Ici encore une perte significative de la bio-capacité est à noter. Au niveau mondial, cette immense altération contribue toujours à la désertification et au changement climatique. En effet, la matière organique des sols est un complexe biochimique formé principalement de carbone (C) et d’azote (N). Sa décomposition est accompagnée de l’émanation de gaz carbonique (CO2) et de protoxyde d’azote (N2O) dans l’atmosphère. Ainsi, l’agriculture et l’élevage ont-ils fatalement contribué au changement climatique et continuent à le faire.
D’autres pratiques aberrantes soutiennent cette détérioration de la fertilité intrinsèque des sols. Aussi la disponibilité de plus en plus restreinte de terres arables à vocation alimentaire directe pour nous devient-elle évidente et alarmante. Depuis la crise de la vache folle, déclenchée par notre souci omniprésent de minimiser les coûts, les volailles et les porcs sont à leur tour nourris exclusivement par des produits végétaux. Il s’agit d’éviter toute contamination croisée par ce prion – méconnu et scientifiquement inexploré – sur les fermes élevant et engraissant des herbivores et omnivores sur un même site. Porcs et volailles ont été convertis en vrais végétaliens. Aujourd’hui ils mangent exclusivement nos céréales, notre maïs et notre soja. Leur destinée première, à savoir le recyclage des sous-produits alimentaires (fruits, légumes, viandes), est devenue caduque. Aujourd’hui, ils sont à cent pour cent nos concurrents dans la chaîne alimentaire.
Bien avant la crise de la vache folle, nous commencions à convertir les vaches laitières, des ruminants herbivores sachant digérer la cellulose des plantes que les humains ne peuvent pas assimiler, en omnivores en les nourrissant en partie avec les déchets d’abattoir, séchés et moulus en farines d’os, de sang et de viande. Outre cette pratique et pour augmenter les productions individuelles en lait et gains journaliers par animal, les bovins sont également nourris avec des produits nettement plus concentrés en énergie (céréales, maïs, pulpes de betteraves) et en protéines (soja) que l’herbe. Aussi, les bovins sont-ils devenus à leur tour nos concurrents à la recherche de nourriture.
Jusque dans les années cinquante les excréments des animaux domestiques et ceux de l’homme ont été recyclés en épandant régulièrement les fumiers et boues d’épuration sur les surfaces agricoles. Rien ne se crée, rien ne se perd ! Ceci reste nécessaire pour compenser la perte en matière organique des sols par l’exportation des nutriments (et du carbone) sous forme des denrées alimentaires produites et mises sur le marché. Hélas, nos boues d’épuration sont aujourd’hui si contaminées par notre pratique simpliste du « tout à l’égout » (savons, désinfectants, détartrants, détergents, médicaments,…) que leur épandage est devenu un réel risque d’auto-intoxication pour lequel seuls les agriculteurs sont tenus responsables. Le cycle du carbone (C) est devenu de plus en plus ouvert. Autrefois, les agriculteurs laissaient leurs champs reprendre leur souffle par la pratique des jachères. Aujourd’hui, nous épandons des fertilisants synthétiques (azote, N) et minéraux (P, K, Mg, S) pour compenser cette fertilité décroissante. La production et/ou l’extraction de ces intrants étrangers au système agricole sont extrêmement énergivores. Au CO2 émis par la décomposition de la biomasse tellurique s’ajoute le gaz carbonique issu des énergies fossiles brulées pour la production des machines et autres moyens de production. De plus, certains fertilisants minéraux comme le phosphore (P) et le potassium (K) sont limités dans le temps.
La rumination est l’autre symbiose naturelle et cruciale à notre survie. Dans le rumen des bovins, ovins, caprins, chameaux ou lamas des bactéries spécifiques décomposent l’herbe et les feuilles broutées. Les rejets bactériens engendrés sont absorbés dans la suite du long tube digestif de ces poly-gastriques. L’équivalent de six pour cent de l’énergie brute ainsi ingérée est converti inévitablement par les bactéries en méthane (CH4), un gaz à effet de serre vingt fois plus nocif que le gaz carbonique. Pourtant, ce procédé est extrêmement utile pour l’homme, s’il est bien contrebalancé par le captage du carbone atmosphérique via la photosynthèse des plantes vertes et son enterrement dans les sols des prairies et steppes via les racines. La bonne pratique du pâturage à l’image des troupeaux de ruminants sauvages suffit.
La méthanisation d’excréments animaux, de déchets organiques ou de plantes entières est moins verte que beaucoup ne le pensent ou veulent l’admettre. La méthanisation est une fermentation anaérobie qui transforme la matière organique en compost, en méthane et en gaz carbonique par un écosystème microbien complexe fonctionnant en absence d’oxygène. En soi, la méthanisation de toutes sortes de matières organiques est similaire à la digestion qui se fait dans le rumen. Elle produit le biogaz (le rot des vaches) qui est formé par environ cinquante pour cent de méthane (CH4) et par cinquante pour cent de gaz carbonique (CO2) avec entre autres de petites quantités de sulfure d'hydrogène (H2S). Ce gaz peut être brûlé tel quel dans une chaudière avec production de chaleur. Si on enlève le H2S, il peut servir de combustible pour un moteur à combustion interne qui, couplé à une génératrice, fournira du courant électrique, éventuellement de la chaleur. Si le biogaz est décrassé totalement avec isolement du CO2, ce gaz peut être injecté sous différentes contraintes au réseau de gaz naturel.
Toutefois, l’énergie qui en résulte n’est jamais à cent pour cent verte. Plus on purifie le biogaz, plus les rendements énergétiques deviennent médiocres (moins de trente pour cent dans le cas de Naturgas Kielen). Le digestat qui en sort est fortement appauvri en carbone (C) qui s’est lié au CH4 et au CO2. Son épandage sur les surfaces agricoles apporte les éléments nutritifs sous une forme plus ou moins directement assimilable par les plantes en occasionnant quasiment les mêmes dangers de lessivage et de pollution qu’un fertilisant chimique ou minéral. Des cultures intermédiaires sont obligatoires pour compenser la perte de carbone et favoriser la production d’humus. Ainsi l’agriculture et l’élevage seraient-ils aujourd’hui responsables pour environ quinze pour cent du total des gaz à effet de serre (GES) mondialement émis et dont deux tiers viendraient de la rumination.
« En l’absence de mesures de protection des sols à l’échelle mondiale, le total des terres arables et productives par personne ne représentera en 2050 plus que le quart du niveau de 1960 ! », estime la FAO. Lors du lancement de cette Année internationale des Sols (2015), José Graziano da Silva, le directeur général de la FAO, a déclaré : « 33 pour cent de nos ressources de sols mondiales sont dégradées et la pression humaine atteint des seuils critiques, réduisant et parfois éliminant les fonctions essentielles des sols ».
Fort heureusement les processus décrits ci-avant sont en très grande partie réversibles ! Comme 95 pour cent de nos aliments proviennent du sol, voilà pourquoi l’agriculture et l’élevage au même titre que notre alimentation doivent changer de cap. Mais comment ?
L’amélioration de la fertilité des terres arables, pâturées ou en voie de désertification devient un impératif. Le labour doit être limité. Il ne faut plus jamais laisser un champ nu pendant l’hiver. Des cultures intermédiaires avec un mélange d’au moins deux variétés différentes de légumineuses, de crucifères et de graminées doivent être semées pour couvrir rapidement et sous toutes les conditions microclimatiques au moins 90 pour cent des champs. Cette pratique novatrice garantit la suppression adéquate des adventices pour pouvoir durablement renoncer aux pesticides. Dorénavant on doit semer les cultures principales directement – sans autre travail du sol – sous ce couvert chaud, humide et très vivant. À cette fin il faut choisir des variétés végétales appropriées au climat et aux sols d’ici. Tout épandage de produits synthétiques est à proscrire. L’épandage d’excréments et autres matières organiques compostées, méthanisées, digérées et au besoin correctement hygiénisées devient obligatoire. À cette fin, nous devons améliorer le fonctionnement de l’épuration des eaux usées et interdire la méthanisation à grande échelle de plantes vertes comme le maïs. Ces nouvelles pratiques vont diminuer parallèlement les immenses besoins en énergies fossiles : la production agricole du Luxembourg nécessite annuellement l’équivalent de 800 000 barils de pétrole brut pour les 130 000 hectares de surface agricole utile exploitée.
Afin de limiter la concurrence entre la chaîne alimentaire humaine et celle des animaux de rente, nous devons affourager dorénavant les ruminants principalement avec des herbes, trèfles et luzernes, fraîches ou séchées et limiter les concentrés à base de céréales, de maïs et de soja. Pour les porcs omnivores nous devons réinventer l’hygiénisation cette fois-ci correcte des sous-produits de l’industrie alimentaire et déchets de cuisines comme base nutritive.
D’autre part, la diminution de la consommation de lait et des produits laitiers, qui sont loin d’être si propices à la santé humaine que communément admis, devient de rigueur. Il existe d’autres sources de Ca et d’acides aminés essentiels. Cette réduction sera nécessaire pour diminuer la consommation en protéines animales allant de pair avec la diminution de la production laitière due à une alimentation moins concentrée des vaches. De même, une limitation volontaire de la consommation des produits contenant des œufs – nouilles ou friandises, viennoiseries et autres pâtisseries – réduirait les besoins totaux en œufs (et en sucres !) et par là les besoins d’aliments pour volailles. Des terres arables seraient ainsi libérées pour la production d’aliments végétaux destinés primairement à nous-mêmes.
Outre cette conversion nécessaire des pratiques agricoles et de notre alimentation, nous devons revoir fondamentalement le payement – obligatoirement compensatoire – du travail complexe et de l’engagement difficile des éleveurs et agriculteurs pour acquitter leurs 365 jours ouvrables. Le maintien des éléments nutritifs au sein des cycles naturels, le captage efficient et le stockage pérenne de CO2 sous les prairies et dans les champs, la minimisation de l’emploi d’énergies fossiles, l’accroissement de l’agro-biodiversité, et cetera doivent devenir les futures prouesses agricoles et non plus les quantités produites à l’hectare ou par animal. À cause des énergies fossiles si bon marché, ces impératifs agronomiques n’ont aucune valeur marchande dans ce monde globalisé, poussé par la croissance économique aveugle. Les cycles naturels de la biologie et l’innovation scientifique doivent remplacer l’empirisme hérité de nos pratiques de production et de consommation dégradantes.
Cette approche nouvelle, holistique, scientifiquement validée et surtout intelligente de l’agriculture et de l’élevage pourra contribuer à minimiser le réchauffement climatique et à maximiser le regain de la fertilité des sols. L’agriculture « bio » est sur cette bonne voie. Ni le végétalisme, ni le végétarisme à l’état strict ne le sont. Nous resterons encore pour longtemps le parasite du bœuf, ne fusse que pour la transformation des plantes des prairies, savanes et steppes, formant 70 pour cent de la surface agricole mondiale, en aliments digestibles.