Dans le milieu agricole, Jean Stoll fait figure d’iconoclaste. En 1978, après des études à Louvain, cet ingénieur agronome natif du Belair est embauché au Herdbuchverband d’Ettelbrück, dont il devient, trois ans plus tard, le secrétaire général. Sur le quart de siècle qui suivra, le Herdbuchverband passera de 18 à 65 employés. En 2005, Jean Stoll s’oppose à la fusion avec le Service d’élevage et génétique de la Centrale paysanne. Cela lui vaudra une « congé sabbatique » d’une année. Il réintègre l’organigramme de la fraîchement créée Convis en tant que responsable recherche et développement, avant de partir à la retraite anticipée en juillet 2013. Ancien des Jeunes et environnement, il sera un des premiers membres du Conseil supérieur pour un développement durable. Il compte parmi les rares dont l’expertise est reconnue des deux côtés de la grande division bio-conventionnel.
Vous avez choisi la longue marche à travers les institutions pour changer l’agriculture de l’intérieur. Quarante ans après, quel bilan tirez-vous de ce parcours ? Le secteur a-t-il changé ?
Jean Stoll : Les mentalités ont très peu évolué ; toujours la même vue bornée, la même réticence au changement, la même peur des « verts ». Lorsque, après mes études en agronomie, je suis entré en contact avec le système agricole, j’ai très vite senti qu’il y avait quelque chose de pourri. En rétrospective, je me dis que c’était naïf de vouloir changer les choses en informant, en démontrant et en discutant. On a beaucoup tapé sur Mathias Berns [l’ancien secrétaire général de la Centrale paysanne, ndlr], mais, en fait, sa manière d’opérer était très efficace. Il était en tout cas plus malin que moi, car il avait compris que le milieu paysan devait être dirigé d’une main ferme. La seule manière d’avancer, c’est le diktat. Oubliez le bottom-up ! Surtout ne demandez pas aux paysans leur avis, ce sera la pagaille assurée ; j’ai travaillé dans une coopérative paysanne, je suis bien placé pour le savoir. En même temps, j’avais sous-estimé le facteur politique et j’ai beaucoup heurté en étant trop carré, trop direct, trop conséquent.
Le vieil esprit de la Centrale paysanne (Cepal) a-t-il survécu dans les administrations agricoles ?
On le sent toujours. On rencontre un sentiment anti-vert et anti-bio au ministère et dans les administrations. Il n’est pas véhiculé vers l’extérieur, mais quand on parle avec les fonctionnaires, on remarque que les anciens réseaux sont toujours en place. La Chambre d’Agriculture porte toujours l’empreinte de l’empire Cepal, par la personne de son président Marco Gaasch. Et la Chambre est un vivier qui livre des futurs fonctionnaires aux administrations. Lorsque, dans le Lëtzebuerger Bauer, la directrice de la Centrale paysanne Josiane Willems écrit quelque chose, tout le secteur frémit.
Dans le milieu agricole, la grande hantise est de se faire un jour intégrer dans le ministère du Développement Durable et des Infrastructures…
… Ce qui serait une grande chance ! Avec la mentalité qui règne actuellement dans le SER et dans l’ASTA (sans oublier les organisations paysannes), il est impossible d’envisager une réforme profonde de l’agriculture. Il faut du vent nouveau, et celui-ci devra venir de l’extérieur.
Les paysans cumulent les contradictions : entrepreneurs mais subventionnés, exportateurs mais protectionnistes, bénéficiaires d’indemnités étatiques mais antibureaucratiques.
Ils se veulent des entrepreneurs libres. Mais balancer un produit sur le marché dont personne n’a besoin, cela ne témoigne pas exactement d’une grande vision entrepreneuriale. Prenez la douzaine de paysans qui sont en train ou envisagent de construire des étables pour 200, 300, voire 400 vaches. Ils ne se posent pas la question qui boira ce lait, qui le paiera. L’entrepreneuriat que le paysan revendique pour lui, en vérité, il ne l’a jamais exercé. Dans le contexte de la politique agricole, l’agriculteur n’avait qu’à suivre les recettes d’application de l’industrie biochimique et à livrer. Ils se cassent le dos, travaillant non-stop ; pour moi, les paysans sont des esclaves modernes, et le pire c’est qu’ils se sont eux-mêmes mis dans cette situation. Ce qui me rend triste c’est qu’on ne voit pas les paysans se lever et dire : ça suffit ! S’ils se révoltent, c’est pour réclamer plus d’argent. Ainsi s’est constitué un gigantesque tanker. Et, jusqu’à aujourd’hui, personne n’a réussi à le faire changer de cap.
Pourtant des révoltes il y en a eu…
Prenez les premiers dissidents de Luxlait. Lorsqu’ils claquent la porte de la Cepal à la fin des années 1970, ils disaient : « Luxlait n’est pas mieux que les multinationales. Nous avons besoin d’une laiterie transparente, efficacement géré avec un écoulement par les chemins courts. » Ils finiront dans la gigantesque Milch-Union Hocheifel [Muh, aujourd’hui Arla], à chanter les louanges des tours du lait en poudre destiné au marché chinois. La Muh avait le droit de chasse tout autour de la laiterie de Pronsfeld. On y invitait les directeurs d’Aldi, de Lidl et d’Edeka pour des parties de chasse et des dîners arrosés. C’est là que les deals ont été faits. Il s’agissait d’écouler un maximum de produits blancs chez les discounters. Il y avait zéro vision de l’agriculture, on vendait du lait comme on vend des t-shirts.
Luxlait représente le modèle d’affaires inverse de ce modèle « UHT-discount » de l’ancienne Muh : créer de la valeur ajoutée grâce à une multitude de produits. Or, du coup, ils sont critiqués pour avoir une palette trop large…
Le problème, c’est qu’en amont, rien ne distingue le lait Luxlait du produit blanc d’une Muh. Luxlait n’a absolument pas de démarche de qualité, sauf le strict minimum européen. Quelle est leur approche vis-à-vis du paysan ? La direction devrait véhiculer le terroir, transférer une plus-value agricole dans le marché, en disant par exemple : « Nos paysans ont fixé plus de CO2 cette année-ci. » Or, de ce côté rien ne se passe. Le directeur de Luxlait, Claude Steinmetz, devrait remuer les paysans, mais il ne vient pas du secteur, et cela se voit.
Tous savaient que la fin des quotas allait provoquer une baisse des prix laitiers ; pourtant beaucoup se sont lancés dans une expansion effrénée. Pourquoi cet engouement ?
Les paysans ont vu grand. Ils attendaient la fin des quotas et voulaient démarrer en trombe. Lorsque les quotas sont tombés, ils ont lâché le frein. Mais ils ont oublié d’initier ne serait-ce qu’une seule plus-value. Que ce soit dans la production, sur le terroir ou dans le marketing. Ils n’ont que balancé du produit blanc sur le marché dans l’espoir que quelqu’un finirait bien par l’acheter. Plus aveugles que ça… Les paysans laitiers portent donc une partie de la responsabilité. La baisse des prix, ils ont contribué à la provoquer. Qu’elle serait si dramatique, soit les paysans n’ont pu se l’imaginer, soit ils comptaient sur la politique pour les aider. Car, jusqu’ici, tout finissait toujours par s’arranger.
On observe deux tendances : d’un côté la croissance, la robotisation, l’outsourcing et l’embauche de salariés (le tout financé par des crédits bancaires) ; de l’autre, une approche méfiante, plus ancrée dans les traditions. Laquelle sortira vainqueur ?
Le gigantisme n’aura aucune chance. Ni dans la nature ni dans les entreprises agricoles. Au Luxembourg, les subsides sont plafonnés, au-delà d’une certaine limite, les fermes auront donc du mal à les toucher. Le paysan laitier ne pourra survivre qu’à condition d’entrer en symbiose avec l’industrie alimentaire locale ou avec des distributeurs locaux. Si ce n’est pas le cas, il est voué à l’échec. Les paysans qui visent les 300 voire 400 vaches devront écouler des mares de lait, et ceci quotidiennement. Ils seront entièrement tributaires du marché sur lequel ils n’auront aucune influence. Dans cette course internationale, ils seront confrontés à des concurrents aux règles de protection des animaux et des plantes moins contraignantes. Ils auront donc toujours du retard. Si une ferme veut s’agrandir, elle ferait donc mieux de diversifier et de repenser sa production afin qu’elle génère au moins une plus-value pour la société, que ce soit sous forme de protection des sols et des eaux ou de réduction des émissions de CO2.
Ce serait maintenant qu’il faudrait inventer un nouveau modèle économique, entend-on de toutes parts. Or, concrètement, cela s’arrête là. Vous plaidiez toujours pour une transformation du Luxembourg en laboratoire pour une agriculture durable. Y croyez-vous toujours ?
Un petit calcul : un agriculteur touche au minimum 600 euros par hectare en mesures compensatoires et autres. Cela fait 50 000 euros par an pour une moyenne de quelque 80 hectares. Or, après avoir écoulé ses produits, le revenu annuel net du paysan est souvent inférieur à ce qu’il avait touché en subsides. En produisant de manière déficitaire, il détruit, outre le sol et l’eau, de l’argent public. Voilà ce qu’il faut faire : il faut cesser de financer les faucheuses et moissonneuses, les étables et granges et arrêter l’arrosage en primes à l’hectare pour enfin financer l’input humain du paysan. Cela le libérera de l’industrie agrochimique, de la dépendance pétrolière et du marché global. Il aura enfin l’opportunité de prouver qu’il sait cultiver ses terres et élever ses bêtes en parfaite harmonie avec les cycles naturels de la photosynthèse. Une nouvelle approche passerait donc par l’instauration d’un revenu de base conditionnel. Si sa paie est assurée, l’agriculteur pourra prendre du recul et des décisions en dehors du mainstream. Il regagnera une forme de souveraineté et d’autonomie. Il pourra sortir de l’engrenage qui le pousse à produire toujours plus. Il pourra enfin dire « non » aux commerciaux de Monsanto et autres qui viennent continuellement lui rendre visite dans sa ferme.
Mais cette libération du productivisme, les paysans en veulent-ils ?
Les paysans ne voient ni le début ni la fin des cycles de vie. Et, parmi les directeurs, secrétaires et managers des coopératives, il n’y en a pas un seul qui véhicule de telles idées. Le paysan exerce l’activité la plus importante et complexe qui soit : il doit être adroit, connaître la mécanique, la biologie, la chimie, le climat, les animaux, tout, jusqu’aux vers de terre et parasites du foie des vaches. Sans parler de la comptabilité. Or, pour exercer cette profession hyper-complexe, on n’a toujours pas besoin d’un vrai brevet de maitrise. Qu’on laisse une profession tellement cruciale entre les mains d’un groupe si pauvrement formé, témoigne d’une négligence criminelle de l’ensemble de la société.
La géographie luxembourgeoise condamne-t-elle les paysans à produire quasi-exclusivement des produits animaliers et à délaisser les légumes ?
Si le paysan veut être rémunéré sur le marché libre, ce sera très difficile de faire autre chose que du lait et de la viande. Or nous voyons des paysans diversifier leur production et se lancer dans les pommes de terre, les oignons, les légumes ou les tisanes. La diversification est donc possible. Cactus a très bien compris que, pour survivre contre les discounters, il doit miser sur ces produits-là. Ce mariage fonctionne depuis des décennies. Mais, l’argument national n’a pas de valeur en soi. Dans un pays où presque la moitié des résidents n’a pas la nationalité, il faut argumenter par la qualité : la santé, l’eau, le sol, le climat.
Vous avez suivi le chemin inverse d’un Änder Schanck qui s’était replié sur la petite niche bio pour y construire le groupe Oikopolis (dont dépendent Biog et Naturata). Or, à voir les grosses berlines garées devant Naturata, on se demande si le projet écologique alternatif n’a pas échoué et s’est muté en simple signe de distinction sociale ?
C’est effectivement devenu quelque chose d’élitaire et d’asocial, et cela ne me plaît pas du tout. La production bio dépend des prix très élevés, même si, en théorie, le bio devrait être moins cher ; car il utilise moins d’énergie fossile et renonce aux produits chimiques. Or, au Luxemburg, la différence entre les indemnités versées au secteur bio et celles versées au secteur conventionnel n’est pas assez grande. (Mais la nouvelle loi agraire veut y remédier). En France, les grandes chaînes achètent la viande bio quasiment moins cher que la viande conventionnelle, parce que les paysans bio français reçoivent beaucoup plus de subsides par rapport aux paysans conventionnels qui ne touchent presque rien comparés aux nôtres. Importer de la viande bio est donc devenu plus lucratif que de construire à partir de zéro une filière « viande bio » luxembourgeoise.
Les vignerons ont fait le saut dans les produits à haute valeur ajoutée et réinventé leur marketing. Les paysans pourront-ils s’en inspirer ?
Le vin est un produit socialement valorisé. Le vigneron est plus dépendant de la géographie, voilà pourquoi il est plus identifié à un terroir. Et puisque la moitié des vignerons vinifiait leurs raisins, ils entretiennent depuis longtemps un contact direct avec les consommateurs, à l’inverse du paysan qui produisait et laissait la commercialisation à la Cepal. Et puis, il y a une différence des mentalités due au degré d’intégration dans la société. Le vigneron avait plus de temps libre, il ne devait pas rentrer traire et nourrir les bêtes ou passer des nuits blanches auprès d’une truie ou d’une vache qui donnait naissance. Socialement, le vigneron était donc moins isolé ; le soir, on le retrouvait au Stamminee. Et il a limité volontairement la quantité produite à l’hectare pour se concentrer sur la qualité.