« Je te veux plus que tu ne me veux, je t’aime plus que tu ne m’aimes », telle pourrait être la thématique sous-jacente de cette Bibliothèque des livre vivants présentée actuellement au Théâtre du Centaure, qui mise à nouveau et avec élégance sur l’émotion du seul(e) en scène. À l’exercice de cette incarnation littéraire, Colette Kieffer et Jérôme Varanfrain y prêtent leur voix et leur corps au texte qui a été choisi pour eux, devenant le livre lui-même et le livrant au public avec bien plus que des mots, notamment grâce à la mise en scène à pic de Frédéric Maragnani.
Car il ne s’agit jamais ici de lecture ni d’interprétation : chaque acteur se tient pendant près d’une heure sur le fil ténu qui séparent les deux, tantôt narrateur, tantôt personnage de l’histoire qui est racontée, à la limite du vécu, sous les yeux du public. La différence peut paraître subtile, mais c’est tout ce qui fait le sel de ce concept, ce qui permet de maintenir l’audience dès les premières minutes sur ce même fil ténu qui déséquilibre autant qu’il favorise le ressenti. Au cœur de cette interaction, deux textes très différents : dans un premier temps, Il faut beaucoup aimer les hommes de Marie Darrieussecq puis Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde. Deux histoires d’amour transi, à la limite du sens unique et qui se finissent forcément plus ou moins mal. Pour arriver à l’heure de récit, les livres ont été adaptés par Olivier Waibel et Frédéric Maragnani, ce dernier souhaitant offrir une « littérature orale, l’expression scénique d’un livre dont on tournerait les pages ».
Colette Kieffer entre sur scène, une scène minimaliste avec une bande centrale en damier et une simple chaise, s’installe et la magie opère... C’est comme si elle l’avait vécu avec eux, cette histoire de passion dévorante, ou plutôt avec elle, Solange, celle qui désire plus que la réciproque. Solange tombe sous le charme hollywoodien d’un bel homme noir – « c’est important » – acteur comme elle, mais bourré d’idéaux qui ne seront que des entraves à l’amour fusionnel des corps et des âmes dont elle rêve pour eux. L’attente fébrile de chaque retour de celui qui disparaît pendant des jours, l’abnégation, la peur perpétuelle de l’abandon... Le spectateur le comprend bien vite, Solange ne sera pas heureuse, ou si oui de manière fugace et seulement occasionnelle. Sans jamais devenir cette dépendante chronique, Colette Kieffer transmet cette histoire à la façon d’une proche, amenant à la fois sa propre personne dans le spectre du fictif tout en rendant presque réel le couple cinématographique qu’elle semble avoir si bien connu. Le ton est toujours juste, le rythme effréné des phrases courtes successives se prête parfaitement au maelström émotionnel ressenti par le personnage principal, et l’intention touche à chaque mot par la sincérité de l’interprète. Colette Kieffer est comme cette chaise toute simple au milieu de la scène du Centaure : elle se suffit à elle-même, pas besoin de plus, surtout pas de moins.
Avec Dorian Gray, on est loin de l’amourette inégale d’une jeune actrice pour un amant exotique... Pour incarner ce texte fort et anthologique, Jérôme Varanfrain évolue dans une mise en scène un brin plus sophistiquée, comme pour donner écho au faste londonien dans lequel Basile et Dorian se rencontrent, une rencontre qui signera leur fin à tous deux, par l’obsession du premier, par la dépravation égocentrique de second et avec pour toile de fond un portrait aussi surnaturel qu’il n’est tabou... Alors qu’il évolue autour puis derrière un miroir de loge entouré de bulbes lumineux, Jérôme Varanfrain choisit d’abord un ton presque monocorde qui s’accorde bien avec la nonchalance et le flegme britannique des élites dont fait partie Basile, narrateur et personnage central de son histoire. Mais au fur et à mesure que la passion emporte celui-ci, stimulée par le comportement toujours plus insupportable de l’objet de son désir stérile, la coque se brise, le vernis craque, le maquillage coule et la lecture s’emballe, à juste titre. Comme l’audience, Jérôme Varanfrain semble vivre lui-même cette déchirure, mais sans jamais la jouer. La tension est palpable, l’émotion réelle.
Les deux heures de La bibliothèque des livres vivants passent à une vitesse folle, avec la même frénésie que celle qui tourmente Solange et Basile mais aussi avec le confort qu’impose la relation entre interprète et public lors de cet exercice unique. Encore !