« Massacre dans un club gay en Floride », « In 35 Jahren mehr Plastik als Fische im Meer », « 500 000 Kinder in Gefahr », « Rechtspopulismus », « L’attentat contre Charlie Hebdo », « Les attentats du 22 mars 2016 » ou « Attaque à la hache dans un train en Allemagne » – Les titres de journaux que Berthe Lutgen a collectionnés durant un an pour les maroufler sur sa dernière toile, « Der Schrei », nous rappellent la barbarie du monde. Devant ces textes Lucien Blau, Guy Foetz, Tréis Gorza, Josée Lorsché, Ainhoa Achutegui ou elle-même – essentiellement des figures de la gauche et de l’engagement pour une cause politique ou féministe – se tiennent le visage des deux mains et lancent un cri d’horreur (dans la série Les spectateurs, les observateurs des horreurs tournaient le dos au public). Ici, les portraités prennent la même posture que la figure sur le célèbre Le Cri d’Edvard Munch du tournant du dernier siècle. En s’appropriant une esthétique, un langage visuel, l’artiste transpose aussi une codification supplémentaire, un bout de l’histoire de l’art, à sa dernière œuvre, qui trône en majesté dans son actuelle exposition The times are a changin’ (titre emprunté à Bob Dylan, encore une appropriation) chez Armand Hein, à la galerie Toxic, rue de l’Eau.
Berthe Lutgen produit peu, mais elle produit inlassablement. « Il est important que je continue de travailler tant que je peux, dit-elle lors d’un rendez-vous à la galerie. J’ai toujours beaucoup d’idées, mais je ne peux pas toutes les réaliser… » Rien d’exceptionnel à cela, si elle n’avait pas déjà 81 ans. La carrière de l’artiste plasticienne la plus féministe du Luxembourg est une carrière en dents de scie : après les Beaux-arts de Paris et de Munich, elle découvre la cause féministe, les inégalités flagrantes dans la loi et dans l’économie, elle abhorre la commercialisation du corps féminin. C’est Berthe Lutgen qui prit donc l’initiative, en 1971, de créer le Mouvement pour la libération des femmes, MLF, au grand-duché. Ses premiers tableaux, qui gardent une incroyable modernité esthétique, traitaient déjà de cela : la réduction des femmes à un beau corps, à une fonction purement décorative. Le Musée national d’histoire et d’art a acquis ses premiers tableaux ; Lucien Kayser vient encore de les montrer dans l’exposition Je est un(e) autre, consacrée aux artistes-femmes, en 2015 au Cercle-Cité et les images paraissaient tellement actuelles.
« Or, à l’époque, dans les années 1970, je me suis rendue compte que je militais pour l’indépendance des femmes, aussi pour leur indépendance financière, alors que moi, je vivais de l’argent de mon mari, je ne vendais qu’un ou deux tableaux par an », se souvient-elle. C’est pourquoi elle reprend les études, à Düsseldorf – « j’y étais élève de Beuys ! » – et à Bonn pour suivre une carrière dans l’enseignement secondaire, transmettant les arts plastiques à Dudelange et à l’Athénée à Luxembourg à des générations de jeunes. Cet enseignement était si prenant qu’elle arrêta quasi complètement de peindre. Sa biographie d’artiste a donc un grand trou entre le début des années 1980 et sa retraite, au début des années 2000.
La militance de Berthe Lutgen n’est pas seulement féministe, elle est aussi politique. Elle était membre de la LCR, Ligue communiste révolutionnaire, comme beaucoup d’artistes à l’époque (notamment Bert Theis ou Claude Fontaine), dans une ambiance où la société suintait l’oppression par la droite, celle de mai 68 et des manifestations anti-guerre du Vietnam – « on avait vraiment l’impression de suffoquer » se souvient-elle. Cet engagement se traduisait aussi par une révolte contre les codes esthétiques dominants. Le Groupe de recherche d’art politique, fondé avec notamment Jos Weydert et Marc Henri Reckinger, puis l’Initiative 68 organisaient performances, interventions spontanées dans l’espace public (La ligne brisée, dans la vallée de la Pétrusse) ou actions comme le très remarqué happening Zerstörung au Hall Victor Hugo (1969). Ce groupe d’artistes avait voyagé à la Documenta 3 à Kassel (1964) et voulait reconnecter le Luxembourg, toujours dominé par l’abstraction de l’École de Paris, aux mouvements artistiques internationaux. Elle y va toujours, à la Documenta, Berthe Lutgen ; la prochaine aura lieu l’été prochain.
Et elle se nourrit toujours de références esthétiques historiques. Comme pour cet autre nouveau tableau exposé chez Toxic, « Die Toteninsel », référence au tableau éponyme d’Arnold Bröcklin, remontant à la fin du XIXe siècle, une sombre image d’une île aux morts vers laquelle se dirige une embarcation qui transporte un défunt dans son linceul, regardant vers l’île. Dans ce décor funeste que cite Berthe Lutgen, elle remplace toutefois la barque par un de ces pneumatiques croulant sous le poids de dizaines de réfugiés dans leurs gilets de sauvetage oranges, image qui marqua la conscience collective de cette décennie. Parce qu’elle s’approprie l’image d’un autre artiste, Berthe Lutgen met les titres de ces œuvres entre guillemets.
À l’entrée de cette petite exposition ne comptant que six œuvres, elle a accroché The Deciders, un tableau datant de l’année dernière et ne montrant que des hommes, pour prouver l’absence cruelle des femmes dans les instances de décision des grandes sociétés européennes. À côté, trois petites toiles de la série The different portrait, qui essaie de dresser des portraits d’êtres humains par des accessoires ou des gros plans sur des détails (des baskets, une sacoche...) Dans le réalisme, qu’elle n’a jamais quitté, et dans le choix d’un art militant, engagé à gauche, Berthe Lutgen reste toujours proche de Marc Henri Reckinger, dont la dernière exposition, en 2015 chez Danièle Igniti à Dudelange, traitait de sujets similaires – même si elle affirme qu’ils ne travaillent pas ensemble, qu’il doit s’agir d’un pur hasard. « L’art sans rapport à la société tombe toujours dans le pur esthétisme », affirme Berthe Lutgen. Elle a choisi son camp.
Les œuvres de ces artistes contestataires des années 1960-1970, auxquels le Centre national de littérature va prochainement consacrer une exposition (aux littéraires parmi eux surtout) seront-ils parmi celles que va archiver la future Galerie d’art nationale ? N’est-il pas essentiel que cette époque soit amplement documentée et consignée dans des archives publiques ouvertes à la recherche ? (Surtout parce que cette génération d’artistes aujourd’hui octogénaires n’a que peu de plateformes d’échanges avec les jeunes artistes actuels). Les œuvres de Berthe Lutgen sont au MNHA, auprès de collectionneurs privés, « et la plupart chez moi, sur mon grenier », sourit-elle. Estime-t-elle important que ses œuvres soient sauvegardées ? « Mon héritage ? Je m’en fous ! » Et elle éclate de rire. Quelle belle modestie.