Il paraît qu’avant la rénovation du BPS22 à Charleroi, impressionnant bâtiment industriel en verre et en fer qui remonte au début du siècle dernier et qui abrite le Musée d’art de la province du Hainaut depuis 2000, la salle Pierre Dupont faisait fonction de gymnase improvisé pour les équipes du musée, qui s’y détendaient en jouant au basket. Et pour cause : la salle principale fait neuf mètres sous plafond. Grâce à la rénovation qui vient de s’achever, la surface d’exposition du BPS22 est passée de mille à 2 500 mètres carrés, transformant notamment cette salle qui se trouve directement à l’entrée en grande white box. Pour l’exposition inaugurale de ce nouveau lieu, le directeur Pierre-Olivier Rollin a invité le duo d’artistes luxembourgeois Gast Bouschet et Nadine Hilbert, qui vivent et travaillent à Bruxelles, à en prendre possession. S’opposant avec acharnement à cette « époque qui est obsédée par la lumière et la clarté » (Gast Bouschet), les deux artistes ont (bien sûr) tout fait repeindre en noir.
Pour voir, ou plutôt pour vivre l’expérience Metamorphic earth du duo, en collaboration avec le musicien Stephen O’Malley qui a réalisé la bande son, on entre donc dans une black box, plongée dans le noir, où on est happé par les grandes projections, aux quatre murs et au sol. Le son, un puissant vrombissement très sombre, emporte le spectateur dans l’univers de Gast Bouschet et de Nadine Hilbert, un univers fait d’images de lave bouillonnante, de paysages lunaires, de plans rapprochés sur l’infiniment petit, mais aussi sur des paysages urbains filmés comme des natures mortes, où un nuage de fumée s’échappe d’un égout devant des dizaines de fenêtres éclairées d’un bâtiment de bureaux moderne. Parfois, une silhouette urbaine glisse rapidement devant une image, mais la plupart du temps, on est transporté tout entier par ce magma de formes noires et blanches au contraste poussé à l’extrême, l’expérience en devient hypnotique. On est ébahi par la beauté des images et l’équilibre silencieux de cet univers majestueux, bien que menaçant.
Foncièrement anti-capitalistes, Gast Bouschet et Nadine Hilbert se situent non seulement loin du marché de l’art, mais aussi à l’opposé des esthétiques et théories ambiantes. Si la tendance est à un art facilement accessible, abstrait et coloré, eux prônent une esthétique sombre et presque inquiétante. Si les philosophes parlent d’anthropocène, soit l’ère marquée par l’homme, eux s’implantent dans un temps beaucoup plus long, celui géologique, qui dialogue avec l’éphémère passage d’une vie humaine sur terre. Si l’œuvre s’appelle Metamorphic earth, c’est pour signifier les métamorphoses de l’homme et ceux de la terre dans le temps. Une planète qui semble éternelle, mais est en fait constamment soumise à de profonds changements. Les artistes parlent de « sorcellerie » pour définir leur approche de l’art : une manière de reconnecter « l’humain et le non-humain, le terrestre et le cosmique ».
Au premier étage, le long du couloir qui longe la grande salle ouverte jusqu’aux combles, toujours plongés dans le noir, des photos et des textes, (juste éclairés par des sports), donnent les clés de lecture, notamment le manifeste Aux sorciers écrit par Gast Bouschet, qui se termine avec la belle injonction que « Nous ne devons pas exclure la possibilité de rencontrer de façon créative l’inconnu ». Alors que pour des installations antérieures, notamment leur pavillon Collision zone, en 2009 à la biennale d’art de Venise (sur les zones qui relient les continents africain et européen et par lesquelles transitent les migrants africains), ou la collection de photos The Space between us (réalisée en Afrique du Sud et acquise en 2002 par la province du Hainaut), les artistes se consacraient à un segment géographique ou temporel de l’humanité, ils veulent cette fois l’englober dans son entièreté. Et nous dire que nous sommes bien peu de choses face à des métamorphoses qui nous dépassent. Vues d’en haut, de la balustrade du premier étage, les projections de Metamorphic earth happent le spectateur, l’engloutissent par leur beauté aride, deviennent comme une mise en garde, un véritable memento mori. Et un appel à l’humilité face à un cosmos dont l’éternité silencieuse et l’équilibre sont constamment menacés par l’homme.