Difficile à dire combien de temps les aficionados trouveront encore le chemin des arènes, tellement l’opposition se fait forte contre les rituels sanglants. Il ne restera plus alors, avec un plaisir qui peut même prendre ceux qui n’ont jamais été dans une tribune, qu’à relire les articles de Jean Lacouture, fidèle des corridas d’Arles, de Mont-de-Marsan, de Dax, replonger dans Michel Leiris, considérant la littérature même comme une tauromachie, ou Georges Bataille, y voyant une expérience dionysiaque, et bien sûr regarder toujours d’une œil ravi tout ce que Pablo Picasso a pu ramener de ses occupations d’aficionado. Il l’était, très jeune, on dit depuis l’âge de huit ans où il s’est rendu pour la première fois avec son père à un tel combat, tel il allait le voir jusqu’à la fin de sa vie, entre Eros et Thanatos, d’autres oppositions, non moins radicales, sont possibles, dans sa ville natale de Malaga.
Normal que les taureaux soient nombreux dans une exposition consacrée à l’Espagnol et aux animaux, celle-ci, au Cercle Cité, l’étant (ou étant limitée) aux œuvres graphiques et céramiques (ajoutons de suite, au va-et-vient entre les deux techniques, à leurs connexions). Et le visiteur, dans le couloir qui ouvre après les panneaux biographiques, tombe d’emblée sur une série de lithographies figurant l’animal puissant, près de la moitié de la série qui va de décembre 1945 à janvier 1946. La leçon est instructive, comment d’une belle image qu’on dira naturaliste, par des étapes successives, Picasso aboutit à ce qui n’est plus qu’un ensemble, mais de quelle évocation, de lignes, avec peu ou prou tels éléments qui sont essentiels au taureau. À force de réduction, le voici quand même mué en figuration symbolique.
On saisit là une manière propre à l’artiste. Comment le réel se transforme entre ses mains. Il est des fois où la métamorphose se fait autrement, en sens inverse, non pas exactement, car l’objet qu’il prend ne perd rien de sa matérialité, seulement, il change d’aspect, de sens. Picasso, lui-même, je crois, disait ne pas chercher, mais trouver, eh bien, c’est de la même façon, tout naturellement, qu’une selle et un guidon de bicyclette font d’un coup une tête de taureau justement. Plus vraie que vraie, emblématique. À voir au musée Picasso à Paris.
Restons avec les taureaux, toreros et autres picadors, avec telle assiette toute simple, une vingtaine de centimètres de diamètre, de la terre cuite blanche, peinte au vernis et patinée. Mais la forme ronde donne quelque chose de virevoltant, de sorte qu’on ne distingue presque plus l’animal, l’homme et la muleta, et à l’autre bout, seules des touches, des taches font deviner un picador sur son cheval. Ailleurs, une linogravure saisit le moment de porter les banderilles, le torero a fait son boulot, à un autre de le terminer.
C’est un large, un vaste bestiaire que nous passons en revue, sorti de la presse (pour les œuvres graphiques), du four (pour les œuvres céramiques), les deux fois, avec les cuissons et les tirages, elles sont l’aboutissement d’une création différée. Le résultat n’est pas donné d’avance, et ce n’est pas seulement à cause des accidents qui peuvent survenir en chemin ; comme le dit joliment Picasso à Pierre Daix, « quand le tirage t’arrive, tu n’es plus celui qui a gravé, tu as changé ».
Plus de 2 000 gravures, plus de 4 000 œuvres céramiques, avec la différence que les dernières sont des pièces uniques, à part quelque 600, d’après le catalogue, très riche en information, et reproduisant tout ce qui est exposé, qui ont servi de modèles pour la production des éditions. Nous sommes entre 1950 et 1970, en gros, un temps où l’art voulait aller vers les gens, en toucher le plus grand nombre ; d’où cet engouement des éditions, gravures et céramiques en plus ou moins grand nombre. À se demander si seuls les abus y ont mis fin, ou bien si d’autres raisons ont poussé l’art sur d’autres voies, moins démocratiques en fait.
Qu’un artiste comme Picasso ait voulu que sa production soit vue par tous, son engagement (politique) le fait comprendre. Et si l’article a commencé par les taureaux, laissons-là chèvres et béliers, poissons souvent réduits à leurs arêtes (moulées dans l’argile), pour terminer par les colombes, ah, ces symboles de paix, il s’en trouve une dans l’exposition, sur une lithographie de janvier 1949, et nous en avons tous d’autres en tête, plus réduites là encore, un brin dans le bec, des fois associées à un visage de femme, comme sur telle affiche pour le congrès des peuples, à Vienne, en 1952. Disons que le regard est plus attaché à pareils dessins de grande simplicité et finesse, c’est le cas encore pour un faune et sa chèvre sur une terre cuite rouge, que porté vers les vases zoomorphes, ils sont beaux quand même, et bien spectaculaires.