Les jeux qui se sont développés sur les réseaux sociaux, et sur Facebook en particulier, ont désormais leur satire. Cow Clicker, mis au point par Ian Bogost, critique des jeux vidéo et programmeur, propose aux internautes de cliquer sur une vache toutes les six heures, sans autre véritable objet que d’entretenir avec ses amis Facebook une activité …sans objet, faite d’« invitations de pâturage » et autres rémunérations en « mooney ». Clairement, de par la thématique choisie, cette application, degré zéro des jeux sociaux, vise plus particulièrement Farm Ville, un jeu développé par la société californienne Zynga, qui connaît ces dernières années un succès fulgurant. Pour ceux qui ignorent encore ce passe-temps exceptionnellement épanouissant, Farm Ville propose aux utilisateurs de Facebook de gérer une ferme virtuelle, en cultivant des champs et en élevant des troupeaux, en gagnant de l’argent virtuel grâce à la vente de ses récoltes, avec la possibilité de faire savoir à grand renfort de messages urbi et orbi à ses connaissances en ligne que l’on vient de faire naître et d’adopter d’adorables petits animaux. En mai 2010, Farm Ville comptait pas moins de 82,4 millions d’utilisateurs actifs et 23,9 millions de fans de son application Facebook.
Zynga, qui a en tout levé 219 millions de dollars de capital-risque depuis sa création par Mark Pinkus en 2007, a été âprement critiqué pour avoir adopté des méthodes douteuses pour générer des revenus, notamment, dans le cas de Farm Ville, en passant des accords de publicité qui débouchaient sur des services bidon facturés aux utilisateurs sur leur facture téléphonique. La société, qui a aussi réussi à fidéliser bon nombre d’utilisateurs de Facebook avec son jeu « Mafia Wars », a eu maille à partir avec le créateur de Mob Wars, un concurrent qui l’accusait de plagiat : dans ce cas, sa plainte a débouché sur un arrangement extra-judiciaire estimé par TechCrunch de l’ordre de 7 à 9 millions de dollars.
Cow Clicker se veut une caricature : l’utilisateur clique sur une vache, invite ses amis à cliquer à leur tour, ce qui fait apparaître à l’écran d’autres vaches aux profils plus ou moins humoristiques, gagne des « mooney » en spammant ses amis etc. Ian Bogost l’a conçu essentiellement comme une satire des jeux-applications qui prennent tant de place sur Facebook, censée démasquer leur caractère futile et inepte. Mais il constate, signe des temps, que des adeptes de Facebook jouent pour de vrai à Cow Clicker. Il n’est qu’à moitié étonné : ces jeux sociaux, qui misent sur ce qu’il appelle l’« enframing », le phénomène au cours du quel les connaissances sont dégradées au simple rôle de ressources, sur la compulsion, sur l’optionnalité et sur la destruction de temps, « en plus d’être du mauvais art, sont aussi des spécimens troublants de la tragédie humaine », note-t-il sur son blog. Et de conclure que « tel est apparemment l’esprit du jour : une obsession banale, tournée vers l’extérieur, dont le pire tour consiste à se faire passer pour quelque-chose de fructueux ». Que des internautes choisissent de jouer à Cow Clicker alors même qu’on leur dit en toutes lettres qu’il s’agit d’une satire est révélateur de l’état d’esprit d’auto-dérision de bien des adeptes des réseaux sociaux, sur le mode « plus c’est bête, plus c’est futile, plus je m’amuse ». Ces jeux sociaux sont « des affaires continues, incessantes, avec pour but d’arracher du temps et de l’argent des joueurs de la manière la plus efficace possible », écrit Ian Bogost. L’envers du décor, ce sont donc ces développeurs à qui l’on enjoint d’« écouter leurs joueurs » et de s’assurer qu’ils auront exactement ce qu’ils veulent, « même s’ils ne savent qu’ils le veulent. Comme pour ceux qui jouent, gérer un jeu en tant que service est une prison dont on risque de ne jamais s’évader ».